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Éditorial

Les artistes du son entretiennent depuis toujours une relation forte avec le travail visuel. Ce numéro s’intéresse plus spécifiquement aux liens entre la création sonore et la lumière. Des pistes de réflexion historiques et analytiques sont complétées par des contributions qui mettent « en lumière » différentes perspectives et pratiques artistiques.

Perspectives historiques et analytiques

Dès l’antiquité, l’humain cherchait à établir des rapports entre son et vision. C’est ce qui mena à l’invention du clavecin oculaire par le père Louis Bertrand Castel. Cet instrument proposait une systématisation de ces rapports dans une perspective à mi-chemin entre l’art, la science et l’occultisme. C’est dans cet esprit que l’article « On Light Music Before Cinema » de Patrick Saint-Denis ouvre ce numéro en jetant les bases historiques de l’art audiolumineux. Nous verrons d’ailleurs que cette histoire vient informer le travail d’autres auteurs et artistes de ce numéro, que ce soit par l’influence du Clavilux dans l’œuvre de David Payling ou encore des principes synesthésiques chez Derek Holzer et Daniel Fishkin.

Jusqu’à présent, l’analyse des œuvres où sont combinés création sonore et éléments visuels a été réalisée principalement dans une perspective vidéo ou cinématographique. Un des ouvrages les plus importants dans ce domaine est certainement L’audio-vision (1990) de Michel Chion, où l’auteur définit entre autres le principe de synchrèse, ce moment où un élément sonore et un élément visuel se fondent en un seul objet de perception. Adam Basanta s’intéresse à cette problématique et son article « Shades of Synchresis » propose une extension du principe de synchrèse appliqué aux œuvres médiatiques son et lumière. Il nous est apparu essentiel d’inclure cet article qui offre un modèle d’analyse traitant spécifiquement de la relation entre le son et la lumière.

Le texte de David Payling « Lumia and Visual Music: Using Thomas Wilfred’s Lumia factors to inform audiovisual composition » viendra ensuite tisser le lien entre l’histoire et la création. S’inspirant du Clavilux, instrument inventé par Thomas Wilfred, Payling propose un équivalent sonore de l’œuvre de Wilfred. De la couleur, vers la matière et la forme, Payling s’interroge à savoir si « la couleur existe sans forme et mouvement » par l’entremise de son œuvre Space Movement Sound.

Audioluminosité

Suivant les pistes établies par Michel Chion et étendues à la relation son et lumière par Adam Basanta dans la section précédente, nous porterons ici un regard sur le travail de plusieurs artistes qui, bien qu’issus du sonore, se sont tournés vers la composition audiolumineuse. Dans mon texte « Lumière, matière, science, fiction » je vous propose une réflexion sur la relation son et lumière parcourant mon cycle d’œuvres frequencies. Je travaille depuis plusieurs années le son et la lumière dans une perspective d’imbrication non systématique : il ne s’agit pas de partir du son pour le traduire en lumière ou vice versa, mais de travailler les deux médiums simultanément au profit de l’œuvre audiolumineuse.

La démarche de l’artiste allemand Michael Vorfeld semble partager cet intérêt pour le travail imbriqué, comme en témoigne son article « The Light Bulb in My Music ». Pour son œuvre Light Bulb Music, il utilise divers microphones et capteurs qui se présentent à la manière de microscopes révélant l’instabilité électromagnétique des filaments incandescents.

« Strobes, Mirrors, Fog and Site-Specific Experiences », un entretien avec le compositeur allemand Alexander Schubert, figure emblématique de la musique contemporaine hétéroclite, arpente les créations éclatées du compositeur qui mènent vers des univers artificiels oscillant entre la musique contemporaine, la performance, la techno-rave et le concert rock. Schubert utilise la lumière à la manière de l’échantillonnage :

La façon dont la lumière s’allume et s’éteint produit un effet semblable à l’échantillonnage vidéo (l’échantillonnage étant ici le procédé d’extraction et d’exposition de certains fragments extraits d’un flux continu). Ici, seuls certains passages sont choisis, échantillonnés et rendus visibles pour le public.

Une série de tandems créatifs vient clore cette section : tout d’abord, le duo composé de Mo H. Zareei et Jim Murphy est principalement influencé par le brutalisme architectural qui les amène à penser la lumière comme élément rappelant le néon industriel. Dans « Audio-Visceral Art: Sound waves and light waves in phase », ils expliquent comment la lumière vient exacerber la corporalité du matériau audiovisuel de leurs installations cinétiques motorisées. « (I)MAGESOUND(S): Expanded audiovisual practice », des collaborateurs anglais Andrew Hill et Jim Hobbs, raconte comment ils détournent le projecteur 16 mm pour le transformer en lumière scénique et ainsi créer « un espace de son et lumière » en corrélation avec la composition acousmatique. Finalement, le sculpteur Scott Sherk décrit Cor + Som, sa collaboration avec la peintre Pat Badt. Il s’agit d’une installation dans un château dans la région de l’Alentejo (Portugal) où « la lumière est altérée dans l’espace qui est simultanément rempli de son ».

Transfert son / lumière / son

Cette section présente le travail d’artistes dont la recherche se base sur les principes de transduction d’énergie : de la lumière vers le son ou du son vers la lumière. Ces artistes suivent en quelque sorte à leur manière les pistes établies par les expériences de scientifiques tels que Ernest Chladni ou Jules Antoine Lissajous qui trouvaient déjà au 19e siècle des façons de traduire visuellement les phénomènes sonores. Dans « Transductions: Transforming light into sound », Charlotte Parallel évoque son écoute de l’énergie produite par les pylônes électriques ou encore celles émises dans les rues des villes par l’entremise d’un panneau solaire branché à un amplificateur. La contribution de Daniel Fishkin, « Dead Lion, or, The Musical Oscilloscope: A Diegetic approach to synthesis and feedback », nous éclaire sur la façon dont il relie l’énergie lumineuse à un amplificateur pour la récupérer à l’aide de photodiodes et d’un oscilloscope de manière à générer, justement, des figures de Lissajous. Ces figures se trouvent également à la base du travail de l’artiste originaire des États-Unis Derek Holzer. Son article « Vector Synthesis: An investigation into sound-modulated light » nous offre un aperçu de son travail récent, qui consiste entre autres à détourner les écrans à rayons cathodiques de l’oscilloscope pour créer des visualisations vectorielles :

Pilotés par des formes d’onde d’un synthétiseur analogique, les mouvements verticaux et horizontaux d’un simple rayon de lumière tracent des formes, des points et des courbes de résolution infinie, ouvrant ainsi une fenêtre hypnotique sur le processus de création des sons qui sont joués.

[Galeries] Lumière + son au Canada : un panorama

Nous concluons ce numéro par une sélection de pièces canadiennes créées au cours des 15 dernières années autour de notre thématique. La lumière intéresse depuis longtemps les compositeur(e)s du Canada. En 1985, Marcelle Deschênes et Alain Thibault travaillaient sur le thème de la « lumière primitive » avec la pièce Lux. En 1989, le compositeur Francis Dhomont créait une « écoute impressionniste de phénomènes lumineux », sous le titre Chroniques de la lumière, en s’inspirant d’une idée de l’artiste visuel montréalais Luc Courchesne.

Mais les artistes se sont aussi approprié le médium lumineux pour le travailler au même titre qu’ils travaillent le sonore. Les projets condemned_bulbes (Burton, Lakatos, Roy) et Music for Lamps (Basanta, Stein, Stein) poursuivent en quelque sorte le travail amorcé il y a trente ans par Michael Vorfeld. Adam Basanta explique que dans Music for Lamps, il pense le son et la lumière comme s’il s’agissait de deux « voix » au sein d’un discours musical. Cette influence de la pensée musicale semble également claire chez ceux qui inventent des dispositifs comme Patrick Saint-Denis et l’œuvre Vertex qui est construite comme un instrument robotique dont la lumière est partie intégrante. Ou encore chez Myriam Bleau qui exprime ainsi la nature de son travail autour du projet Soft Revolvers : « Si la musique est mouvement, un flot de tensions et détentes, il semble naturel d’articuler le visuel et le cinétique avec une approche musicale ».

Pour d’autres, la lumière s’est imposée naturellement à la suite d’un travail intensif pour la scène. C’est le cas de Remy Siu et Martin Messier qui utilisent tous deux le projecteur vidéo comme source lumineuse plutôt que pour son utilisation habituelle. Dans son projet installatif Boîte noire, Messier matérialise la lumière habituellement « fuyante » dans une structure tridimensionnelle remplie de fumée. Siu emploie la même technique dans la pièce new eyes — for [single] player, mais c’est le performeur qui contrôle ici le son et la lumière dans une optique de « game mechanics ». Finalement, dans l’œuvre Haptic Field, Chris Salter n’utilise pas seulement le son et la lumière, mais également des senseurs et des actuateurs permettant de créer un environnement qui brouille les pistes de perception à un point tel que le public « ne fait plus la différence entre les vibrations lumineuses et les vibrations sonores ».

Croissance par source lumineuse

La relation entre la création sonore et le visuel a été couverte par eContact! sous l’angle de la performance biotechnologique (14.2), de la création d’instrumentarium DIY (18.3) ou de la vidéomusique (15.4). Cependant, peu de littérature recense spécifiquement les démarches qui abordent la problématique son et lumière.

Les articles regroupés dans ce numéro démontrent l’importance de cette relation et nous espérons qu’il saura contribuer à la poursuite de la réflexion sur le sujet. Car plusieurs des créatures peuplant notre monde sont phototropiques… et il semble que les artistes du son n’échappent pas à ce phénomène de croissance par source lumineuse.

Ce numéro d’eContact! met donc en lumière quelques-unes des démarches où l’artiste se retrouve derrière la lumière plutôt que sous le projecteur.

Nicolas Bernier
Montréal, le 12 octobre 2017

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