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Vers une conscience d'associations

Il est possible pour quiconque de transformer leur perception du monde en prêtant l'oreille aux associations provoquées par les sons en général.

En voici un exemple:

« Est-il vrai que les aveugles vivent dans leur corps plutôt que dans le monde extérieur? Je suis conscient de mon corps comme je suis conscient de la pluie. Mon corps comporte autant de motifs réguliers et irréguliers partant d'en-bas jusqu'en haut. Ces dimensions et ces détails sont mis en évidence plus je leur porte attention. Rien de semblable ne se produit visuellement. Plutôt qu'une « forme humaine », j'imagine mon corps comme un arrangement de sensibilités, un espace conscient semblable aux formes de la pluie qui tombe... »

Ce passage provient de la biographie de John Hull: « Touching The Rock », un ouvrage cité fréquemment dans les recherches récentes sur le paysage sonore. L'ouvrage est basé sur une transcription du journal personnel de Hull, tel que confié au dictaphone. Le journal relate les vingts années d'un passage progressif vers la cécité complète du à des cataractes. Les anecdotes racontées dans « Touching the Rock » explorent les différence entre le monde des voyant et des non-voyants.

L'horizon acoustique

En juillet 1997, j'ai eu l'occasion d'interviewer John Hull à Birmingham en Angleterre. Quatre extraits de cet entrevue forment l'embryon d'une recherche sur l'écoute non-voyante. Tout comme dans « Touching The Rock », Hull y compare fréquemment l'expérience de la réalité selon différentes perspectives sensorielles. Le concept d'horizon, par exemple, varie beaucoup selon les sens disponibles à l'individu.

« Si une personne est à la fois aveugle et sourde, je présume que le périmètre de l'existence sera la peau. Vous seriez conscient de ce que la peau touche et vous seriez conscient des odeurs, du vent, mais pas plus. Si une événement ne se manifeste pas à votre corps d'une façon ou d'une autre, cet événement n'existe pas pour vous. »

« Le son crée un environnement. C'est pourquoi je dit dans un de mes livres que le tonnerre, c'est comme se gratter. Pourquoi? Parce que le tonnerre définit un périmètre. Vos sensations sont délimitées par la peau et votre monde est définit par le tonnerre. Si vous grimpez, il n'y aura rien la-haut. Vous existez simplement dans un espace infini et sans frontière. Comme une personne voyante pourrait très bien se l'imaginer. Si vous vous imaginez dans le noir total, sans étoiles, sans nuages, sans lampadaires. Qu'y a-t-il autour de vous? Où êtes-vous? Vous n'avez aucun environnement. Mais le son vous procure ce type d'horizon dans lequel vous pouvez vous situer. »

Le son informe la personne aveugle de l'espace l'entourant. Le procédé d'identification des personnes débutent dès qu'elles émettent un son, que ce son soit accessoire ou non. L'aveugle qui écoute, partant du plus léger murmure ou d'un glissement discret sur le sol, aura à résoudre plusieurs énigmes. Est-ce un homme ou une femme? Est-ce que je connais cette personne? Cette personne vient-elle vers moi? Est-ce que j'entrave son chemin? Et ainsi de suite.

Ainsi, l'environnement acoustique présente le monde réel tel qu'il existe à l'extérieur du corps de la personne aveugle. L'aveugle peut aussi déterminer, par exemple, s'il se situe dans un quartier résidentiel ou commercial en écoutant attentivement la qualité des sons de la circulation. Pour donner un autre exemple sur le son comme photographie de l'espace, considérons la grande tour horlogère de l'Université de Birmingham. Le son des cloches est très différent selon l'endroit où on se trouve sur le campus de l'université. Ce phénomène est causé par la distance entre l'auditeur et la tour et aussi par un rapport d'amplitude variable entre le son direct et le son reflété par les objets dans l'environnement. Les différents types d'échos et de réverbération des espaces extérieurs et les effets de masquage ajoutent aussi des différenciations. Chaque fois que l'horloge sonne, chaque personne reçoit une impression différente des structures qui sont normalement perçues comme immobiles et silencieuses. Soudainement, la cloche sonne et on a un exemple de comment le son façonne un instantané de l'espace-temps. Et, curieusement, les édifices jouent un rôle aussi important que le son de la cloche dans la composition de cet instantané.

En connectant une série d'expériences acoustiques (et autres expériences non-visuelles) isolées, les aveugles peuvent composer leur image d'un espace spécifique. Un événement se produit; l'attention est éveillée et une nouvelle composante est ajoutée au paysage global. Tous les indices définissant un endroit semblent tomber du ciel il nous semble. Comme si le son donnait en main propre à l'aveugle une photographie du lieu, sauf que ces photographies sont données de façon tout à fait inattendue. Dans le prochain extrait, John Hull décrit la nature immédiate de ces expériences.

« Je crois que pour une personne aveugle, l'espace intermédiaire n'existe pas. Les choses sont soit complètement présentes ou complètement absentes. Vous savez, comme si vous marchiez sur la route et qu'un arbre vous frappait directement dans la figure. L'arbre n'y était pas il y a quelques secondes et soudainement il y est. Bien sûr cela serait inimaginable pour un voyant, qui ne marcherait jamais directement dans un arbre.

« Du point de vue des voyants: Une personne s'approche et vous pouvez voir cette personne de loin. Et leur taille augmente au fur et à mesure n'est-ce pas? Et finalement, elle est à porté de l'oreille. Et ainsi de suite. En bout de ligne, vous vous serrez la main. Pour un aveugle, aucun de ces étapes intermédiaires n'existe. Tout à coup quelqu'un vous attrape et vous salue. Quelqu'un vous interpelle à quelques pieds de distance. Je crois que tout cela change beaucoup les concepts de proximité et de distance pour une personne aveugle. »

La présence immédiate du moment, ou encore l'absence de transitions intermédiaires, distingue l'impression d'espace de l'aveugle. La sensation dominante est celle d'un monde en perpétuel mouvance. Le son y est dynamique et transitoire. Ils sont doux à un instant et très forts au prochain. Ils dorment à l'horizon pour longtemps pour soudainement vous sauter à la figure. On ne peut jamais prévoir leur apparition ou leur départ. L'expérience acoustique est donc un ouragan de changements abrupts.

« Et bien, une image est une chose statique, n'est-ce pas? Vous savez, l'image qu'on a d'un édifice; l'édifice est bêtement là, sans bouger. Alors, bien sûr, un son comme cela, ça n'existe pas. Le son est toujours mobile. Donc, dans le monde d'un aveugle, tout est toujours en mouvement. Le bruit de ces pas, par exemple, ils s'éloignent de nous. Maintenant ils se sont arrêté et la personne a donc disparue. Dans le monde des voyants, les choses sont à la fois mobiles et immobiles, un mélange n'est-ce pas? Cependant, pour l'aveugle, tout bouge, tout est dynamique. Si l'objet ne bouge pas, il est silencieux. S'il est silencieux, il disparaît. Bouger, c'est exister! »

L'environnement sonore dynamique peut apparaître comme une couverture de tranquillité cachant tous les murmures. Puis, sans avertissement, il peut entourer l'aveugle d'un torrent de nouvelles distractions demandant l'une et l'autre son attention. Lorsque quelque chose bouge, ou sonne, l'aveugle se doit de réagir. L'objet bouge et produit un son. Le son de cet objet approche et s'éloigne. L'aveugle doit surveiller cette objet jusqu'à ce que sa manifestation sonore ait complètement disparue. Possiblement l'aveugle prendra note de cet objet pour référence future. Les objets vont et viennent mais, inévitablement, plusieurs reviendront.

Ainsi, l'intrusion de bruits divers a des conséquences importantes pour l'aveugle. Si le bruit est essentiellement une nuisance pour les voyants, il peut geler l'aveugle sur place. La nuisance ici n'est pas en cause, mais plutôt le centre même de l'autonomie individuelle de l'aveugle et son contrôle sur l'environnement. Cette situation nous illustre peut-être une nouvelle facette de l'importance du bruit. Le bruit est beaucoup plus que du son indésirable. Le bruit est aussi l'accaparement complet de la conscience par une source inattendue et certainement indésirable. La difficulté d'une telle situation, comme le démontre le prochain extrait, provient du fait que l'aveugle doit obligatoirement se soumettre tout entier à cette nouvelle intrusion. Il doit abdiquer toute forme de contrôle individuel jusqu'à ce que cette intrusion soit passée.

« Bien sûr, il y a une autre différence importante en ce que le voyant peut se fermer les yeux s'il n'aime pas la forme d'un édifice. Pour un aveugle, il est difficile de se fermer les oreilles. L'environnement de l'aveugle est donc inévitable. Il s'impose. D'une manière très différente du voyant, qui peut le contrôler en fermant les yeux. Il peut le faire ré-apparaitre sur demande. Mais l'aveugle ne peut pas faire cela avec les sons.

« ... Lorsque, par exemple, je suis à l'intersection sonore de Bristol Road et qu'un gros véhicule ou un camion de pompier passe devant moi, je peux sentir le poteau bouger et même le sol vibrer sous mes pieds. Et puis soudainement, il n'y a plus rien. Je doit toutefois attendre quelque peu avant de traverser l'intersection afin de reprendre mes sens, après cet éblouissement sonore. C'est un peu comme être ébloui acoustiquement.

« Et de plus, le voyant sait immédiatement lorsqu'on objet est passé à cause du référent visuel immédiat. Vous déduisez que l'objet ne reviendra pas sur ses pas vers vous. Mais pour l'aveugle, le son s'emballe vers un crescendo et commence à diminuer. Vous êtes à peu près certain qu'il est parti, mais vous attendez tout de même. Tout d'abord parce qu'il y en a peut-être un second qui était masqué par le premier. Vous devez donc attendre que tout soit redevenu silencieux. Cette situation est particulière aux aveugles. Ce n'est pas seulement l'éblouissement acoustique, c'est aussi la corruption acoustique de l'environnement. On doit attendre que tout se soit calmé avant de prendre le prochain pas.»

L'écoute associative.

Tous ces extraits de l'interview illustrent à leur manière jusqu'à quel point les aveugles sont submergés dans leur environnement. Le principal canal de cette immersion est l'oreille. Avant de conclure, je voudrais souligner l'importance d'engager de façon créative les expériences qui se présentent à nous acoustiquement.

La sensibilité de Hull au sons environnementaux démontre comment ceux-ci contribuent à former et délimiter nos expériences émotionnelles, toutes banales, exaspérantes ou belles qu'elles soient. Par exemple, pour une personne voyante, la mémoire d'un ami ou d'une relation familiale n'est pas toujours complète si on a selement une référence visuelle. La mémoire visuelle est en fait ancrée dans le souvenir du mouvement, et ces mouvements sont toujours empreints de sons. Ainsi, le son des gens et des environnements sont aussi des contenants d'expérience. Tout souffle d'expiration baigne dans les sons de l'environnement et tout souffle d'inspiration capture les sons de l'environnement. Qu'on l'admette ou non, le son réside dans l'existence de chacun et le soutient. Les voyants vivent dans cet enveloppe continuellement et pourtant, elle leur est beaucoup moins évidente que pour les personnes aveugles.

Toutefois, malgré la présence perverses des sons environnementaux dans la vie des personnes entendantes, il existe un inconvénient bien spécial: Les gens n'ont en général pas les moyens de s'exprimer de façon créative par le médium sonore pour permettre l'émergence du son comme signifiant social, au même titre que l'image. Les sons de l'environnement restent cachés dans un monde utilitaire mal apprécié et sous-évalué. Une fois que les gens ont appris à connecter leur monde acoustique à un niveau supérieur d'expérience humaine comme les émotions, les sons peuvent revêtir des attributs associatifs très riches.

Il serait intéressant de prédire quand les arts sonore pourront enfin se prévaloir d'un vocabulaire symbolique des sons de tous les jours. Un langage qui serait assez sophistiqué dans ses associations culturelles spécifiques pour rivaliser avec celui des arts visuels par exemple. Toutefois, ces vocabulaires se développent en général seulement dans un climat de nécessité intellectuelle et culturelle. En ce moment, le son environnemental fonctionne essentiellement comme indicateur de lieu et rien d'autre. Ceci est particulièrement évident dans le traitement hollywoodien conventionnel du son environnemental. Il y sert comme simple indicateur factuel ou comme extension et appui aux effets visuels. Rarement y a-t-on droit à une extrapolation symbolique et métaphorique servant comme file conducteur principal dans un film.

L'emploi du son environnemental dans l'art acousmatique souffre de la même simplicité d'esprit. De ce cas, le son environnemental y est exploité seulement pour son potentiel musical sous-jacent. Le bagage social de ces sons et ses métaphores potentielles restent souvent inexplorées dans le discours acousmatique. Il y a bien sûr des cas exceptionnels où on ouvre les valises et on y revêt de nouveaux vêtements. Mais, même dans ces cas, il y a beaucoup d'ambivalence sur le « dit » et le « non-dit ». Le compositeur en a sûrement une interprétation mais l'auditeur peut avoir une interprétation tout à l'encontre de celle-ci. Le médium lui-même semble imprégné d'ambiguités, sans doute à cause du manque criant d'un vocabulaire qui permette d'interpréter les sons environnementaux de manière concrète.

Sans un effort conscient d'approcher le son environnemental avec imagination et conscience sociale, le langage permettant d'affronter le monde sonore quotidien restera pauvre et sans issue. Si le son forme l'expérience de l'homme dans le monde, il y a un besoin de développer un vocabulaire pour y documenter cette interdépendance. John Hull nous en donne un exemple parmi tant d'autres. Il entend un son autour de lui. Ce son l'affecte d'une certaine façon. L'impact de ce son entraîne une chaîne de pensées et de réflexions. Il enregistre ces pensées sur dictaphone et, après un certain temps, usine ces pensées en un texte formé. Cette entreprise est rendue possible par l'écoute associative. L'absence de cette écoute dans les arts sonores prévient le discours critique d'appréhender l'environnement acoustique comme une expérience sociale valide.

Open Ears Lecture; Copeland; PAGE 5

Traduction de Jean Piché. Jean Piché vit a Montréal, où il compose, enseigne et fait de la vidéo.

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