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Entretien avec Francis Dhomont

Cet entretien a eu lieu par internet entre Francis Dhomont et le journaliste Rui Edgardo Paes pour la revue portugaise Monitor N°53 de février 1999. L’original du texte de Francis Dhomont est donc publié pour la première fois dans son intégralité dans eContact! 11.2 (juin 2009).

Ardent exégète de la modalité acousmatique, l’œuvre de Francis Dhomont est, depuis 1963, exclusivement constitué de pièces sur support qui témoignent d’un intérêt constant pour une écriture morphologique. En 2007 il reçoit un Docteur Honoris causa de l’Université de Montréal. Il a reçu pour ses œuvres de nombreuses distinctions, dont : Prix SACEM 2007 de la meilleure création contemporaine électroacoustique ; Bourse de carrière du Conseil des arts et des lettres du Québec (2000) ; Prix Lynch-Staunton du Conseil des arts du Canada et invité du DAAD à Berlin (1997) ; 1er Prix (1981) et Prix Magisterium (1988) au Concours international de musique électroacoustique de Bourges (France) ; Prix Ars Electronica (1992, Autriche). De 1978 à 2004, il a partagé ses activités entre la France et le Québec où il a enseigné à l’Université de Montréal de 1980 à 1996. Il vit aujourd’hui en Avignon, France, et se consacre à la composition et à la réflexion théorique. Il est Membre fondateur et honoraire de la CEC.
http://www.electrocd.com/fr/bio/dhomont_fr

[Rui Eduardo Paes] What is an electroacoustic composer doing in a DJ label like Asphodel? They invited you or it was you who proposed to release Frankenstein Symphony?

[Francis Dhomont] Ah ! c’est une longue histoire. En 1996, après avoir enseigné pendant 16 ans, j’ai décidé de quitter l’Université de Montréal. Chaque année, depuis longtemps, je présentais des concerts dans l’organisation desquels mes étudiants étaient très impliqués, cela contribuait à leur formation. Pour mon concert d’adieu, en mars 1996, j’ai eu envie de leur offrir un cadeau collectif; pour cela, j’ai choisi des extraits de leurs compositions et j’en ai fait une sorte de patchwork. Une façon de saluer leur talent. Plus qu’un simple collage, c’était un récit musical véritablement composé (recomposé), que j’ai intitulé, par plaisanterie, Frankenstein Symphony car, comme dans le célèbre roman/film, il s’agissait d’un monstre composite constitué des morceaux cousus entre eux de plusieurs êtres musicaux. Mon éditeur, Jean-François Denis (empreintes DIGITALes), a eu l’idée de l’envoyer à son confrère américain Naut Humon (Asphodel), assez spécialisé dans les compilations. Ce dernier a eu le coup de foudre, m’a demandé de faire quelques modifications et d’ajouter des extraits de mes œuvres. Et il a réalisé le CD que vous connaissez.

You described Frankenstein Symphony as “an hybrid thing”. Why hybrid ? What is your conception of an hybrid music ? Do you really think that an hybrid music is an exception, as it seems implied by you ?

Ouvrons le dictionnaire:

Hybride. Se dit d’un individu provenant du croisement de variétés, de races, d’espèces différentes.

Les quatre mouvements de cette « Symphonie » sont le résultat du croisement, par montages/mixages, de 27 œuvres empruntées à 22 compositeurs. On peut faire plus hybride — je pense à John Oswald, bien sûr — mais cela n’est déjà pas mal. Si vous voulez dire que toute musique a de multiples origines — de la même façon que tout être vivant est le produit des croisements de tous ses ancêtres — assurément l’hybridation musicale, dans ce sens, est chose banale. Mais ce n’est pas de ces métissages progressifs qu’il est question ici; l’hybridation est chirurgicale (d’où la référence au Dr Frankenstein) et relève plus de la greffe que de l’hérédité, chaque « organe musical » prélevé restant identifiable. Cette « créature » hétérogène est un pur artifice.

In this CD, you do music of your own with fragments of music conceived and played by other people. That’s only a new field for acousmatics, or do you think that changes everything in that music area, in terms of procedure and vocabulary ? Can electroacoustic music and DJ music really meet?

Comme je l’ai écrit dans la notice du CD, pour moi ce n’est qu’un jeu (« this is only a game ») suscité par une circonstance particulière. A joke ! Il ne faut en aucune façon y chercher les prémisses d’un nouveau champ d’exploration pour l’acousmatique ni d’un changement syntaxique significatif. Certes, la citation recyclée, l’échantillonnage, le « zapping », le style DJ, sont dans l’air du temps mais ce ne sont que des engouements passagers, pas des lames de fond. Ne leur donnons pas plus d’importance qu’ils n’en ont mais ne les boudons pas non plus. Pourquoi ne pas s’amuser un peu ? C’est ce que j’ai fait et j’y ai pris beaucoup de plaisir. C’est donc un divertissement, comme en réalisèrent d’autres compositeurs à d’autres époques, rien de plus. En ce qui me concerne c’est une parenthèse fermée, pas le début de quelque chose. Je pense, en effet, que ce genre, assez léger, doit demeurer ludique, décoratif comme du strass pour une nuit de fête. Le vocabulaire et l’écriture acousmatiques sont choses plus complexes, encore très énigmatiques, et qui exigent une réflexion moins superficielle.

This is almost a philosophical question and is connected with the precedent one: in a music work like Frankenstein Symphony, what is yours and what “belongs” to the people from whom you take the “electronic quotations” we hear, to use a term by John Oswald? This is an unconventional compilation, as suggested by Asphodel’s press release, or something similar to what is known as “plunderphonics” or “post-modern”?

Dans une note envoyé à l’éditeur, j’avais donné comme titre à cette « fantaisie » : Frankenstein Symphony, by Francis Dhomont and his Friends. Peut-être était-ce trop long ? Quoi qu’il en soit, je rappelle qu’il s’agit d’abord d’un hommage à la musique de mes amis compositeurs que j’ai « pillés », avec leur accord, naturellement, et que je cite. A part quelques extraits de mes propres œuvres, tout leur appartient donc.

Cours de Francis Dhomont à l’Université de Montréal en 1995
Cours de Francis Dhomont à l’Université de Montréal en 1995. De gauche à droite, au 2e rang : Mihran Essegulian, ???, Stéphane Roy, Alexandre Burton, Denis Plante. 1er rang : Dhomont, Yves de Champlain, Odile Mifsud, Michel Frigon, Claudia Tamayo, Diane Chouinard, Daniel Leduc. Et derrière, bénissant la Cène (nous sommes bien 13) Louis Dufort.

Tout ? Ce n’est pas sûr. En effet, il est clair que le choix sélectif que j’ai fait de certains instants, préférés à d’autres parmi des heures de musiques, reflète mes affinités, mes préoccupations esthétiques. D’autre part, dans cette « unconventional compilation » je me suis autorisé, comme je l’ai déjà dit, à composer avec ces compositions et à leur imposer une syntaxe qui n’est autre que la mienne. Ces options personnelles et ce détournement donnent, semble-t-il, à l’ensemble une facture et une couleur, un son, peut-être, qui rappellent mon propre travail.

En ce qui concerne l’aspect postmoderniste de cette aventure, je dirais qu’il est tout à fait fortuit et qu’il ne correspond chez moi à aucune intention délibérée. Je ne me situe pas dans cette mouvance. Ou alors, mais très modestement, à la manière de Berio dans le scherzo de Sinfonia.

Why do you call this work a “symphony”? Very little of the conventional forms and structures remains here, or so it seems to me…

Est-ce qu’il reste beaucoup de la forme et des structures traditionnelles dans la Symphonie pour un homme seul de Schaeffer-Henry, la Symphonie pour moi-même d’Ivo Malec ou la Symphonie au bord d’un paysage de Jacques Lejeune ? Et aussi, précisément, dans Sinfonia de Berio ? Ce mot doit être pris ici dans son sens étymologique (symphonia, « accord, ensemble de sons ») plutôt qu’historique, et surtout pas dans le sens classique dérivé de la forme sonate. Cependant, si l’on écoute bien, mais pas d’une oreille tonale, on découvrira des sortes de thèmes, des variations, des reprises, des ponts, des cadences, etc. Évidemment, les titres des quatre mouvements (Allegro, Andante, Scherzo, Finale) peuvent prêter à confusion si l’on considère ce canular d’un point de vue strictement orthodoxe. Disons qu’ils font plutôt allusion au tempo qu’à la forme et qu’ils suggèrent un climat général. Mais je ne me risquerai pas à entreprendre une thèse sur ce sujet.

In the alternative music scene, electroacoustic/acousmatic music is usually seen as institutional, rigid and formal. Do you think they’re right?

Ça, c’est la question-piège et le cliché habituel ! Avec qui vais-je me fâcher, cette fois-ci ? Ce malentendu récurrent tient peut-être au fait que, en raison de ses origines très mélangées et de sa proximité (au moins électronique) avec certains courants de la musique populaire, l’électroacoustique est souvent assimilée — et donc comparée — aux musiques alternatives, actuelles, technos, etc. Ce qui n’est pas souvent le cas de la musique contemporaine instrumentale et, a fortiori, de la musique classique, bien qu’elles soient beaucoup plus institutionnelles que la turbulente et polymorphe électroacoustique. Je dirais alors que ces critiques, que nous connaissons bien, ressemblent assez à une querelle de famille. Sans doute, en ce qui concerne l’acousmatique, ses origines sont-elles à chercher chez Debussy, Russolo et Varèse plutôt que dans le rock. Mais ce n’est pas si simple, il y a des courants obliques, et puis tout cela bouge, change, évolue. On assiste périodiquement à des discussions interminables sur nos forums internet où chacun traite l’autre d’« académique »; et, bien sûr, personne ne donne le même sens à ce mot.

Pour ma part, j’assume volontiers et revendique mes préoccupations formelles — que je ne qualifierai pas de rigides — que j’ai tenté de communiquer à mes étudiants tout au long de mon enseignement. Ils semblent d’ailleurs s’en porter assez bien. Je me méfie autant du volontarisme sectaire que du « n’importe quoi » spontanéiste. J’essaye simplement de donner la meilleure lisibilité possible à un discours poétique. Et ce n’est pas facile !

Mais à vrai dire, je ne prête aucune attention à ce genre de reproche, devenu lui même « institutionnel » par son rabâchage. Il provient souvent d’un manque d’exigence et n’est en général pas formulé par les véritables créateurs de la musique alternative.

Your music is ruled by a laboratorial approach of sounds. I’m curious to know what do you think about live electronics; and if in any way you work with real time. Do you?

D’abord je n’aime pas l’expression « live electronics » dont le terme « live » laisse entendre qu’une œuvre qui n’est pas produite de cette façon n’est pas vraiment vivante. J’emploie donc, en français, l’expression « électronique en direct » ou « electro-instrumentale ». Lorsque cette musique est autre chose que de la musique traditionnelle utilisant des sonorités électroniques, je l’écoute avec le même intérêt (et la même attention critique) que les productions de studio. Il y a parfois de grandes réussites, pas très souvent, à mon avis. Dans ce cas, je pense que c’est une belle œuvre électroacoustique et, comme la présence des interprètes n’ajoute rien pour moi, je lui donne la même importance que si elle avait été enregistrée.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, je peux dire que, même si l’acousmatique se construit en studio, oui, je travaille souvent en temps réel car les « séquences-jeux », que j’utilise beaucoup dans mes œuvres, sont toujours captées à partir d’improvisations gestuelles. Mais, bien sûr, je ne conserve que les moments magiques.

You’re not a solitary composer. Thanks to empreintes DIGITALes, your label in Canada, we used to see Canadian electroacoustic music as a tendency in itself, a “school” or even a movement. Please, tell me in what aspects do you think your music is similar to the ones of Yves Daoust, Robert Normandeau and others. And now, after Frankenstein Symphony?

Il est vrai qu’on parle souvent de « l’école » de Montréal. En fait, beaucoup des compositeurs qui représentent cette tendance ont été mes étudiants : Bouhalassa, Calon, Dufort, Gobeil, Frigon, Jean, Leduc, Madan, Normandeau, Rodrigue, Roy, Smith, Tamayo, Trudel, Turcotte, etc. Je suis très proche d’eux et, je le crois, eux de moi. Il est probable que j’ai eu sur certains d’entre eux quelque influence mais chacun a su trouver sa personnalité. Nos musiques ne se ressemblent pas forcément mais peut-être avons nous en commun un certain goût pour le son, pour l’articulation du discours, pour une musique d’images et aussi pour la cohérence de la… forme, précisément.

Je ne vois pas ce que Frankenstein Symphony pourrait changer à cela maintenant. Voulez-vous dire que le travail que j’ai fait sur ces œuvres peut avoir une incidence sur ma musique ? Cela me surprendrait. J’ai décidé de les rassembler en une « symphonie » parce que je les trouve solides et musicales mais je les connaissais bien avant ce CD. Que dire d’autre ?

Quant à Yves Daoust, Claude Schryer et Annette Vande Gorne, ils n’ont pas été mes étudiants mais ils sont là parce que ce leurs musiques, qui ne ressemblent pas à la mienne, s’adressent à ma sensibilité.

In the context of your music work and your discography, what is, for you, the significance of this new CD? Do you intend to continue to do this kind of “collage”? Tell me what will be your next steps.

Ce qui me plaît surtout dans ce CD, à part le symbole amical qu’il contient, c’est que, grâce à la vocation de la Cie qui l’a produit, Asphodel, il touche un public nouveau, peu familier avec l’acousmatique, qui découvre ce genre sans a priori et qui y prend plaisir. Comme aucune concession musicale n’a été faite, ni par mes amis, ni par moi, c’est bien la preuve que ce n’est pas cette musique qui pose problème mais l’idée qu’on s’en fait. Lorsque le produit est de qualité, qu’il est présenté avec enthousiasme et écouté sans opinion préconçue, le message est reçu cinq sur cinq.

Cela dit, j’ai déjà précisé que cette aventure avait pour moi un caractère ponctuel. Sa valeur est celle des pièces uniques. Ce n’est pas un filon que je cherche à exploiter et encore moins ma nouvelle manière. C’est un intermède et un sourire entre deux œuvres plus graves. Depuis, j’ai réalisé plusieurs pièces de caractères différents : L’air du large, courte évocation marine ; Ricercare, une étude octophonique ; En cuerdas, sorte d’ode à la guitare ; AvatArsSon et Phonurgie pour célébrer les cinquante ans de la musique concrète. Pièces assez différentes les unes des autres et sans rapport avec les collages de la Frankenstein.

Les prochaines étapes ? En cours de réalisation, une œuvre commandée par le Groupe de Bourges, Je te salue, vieil océan !, une autre commande de l’association Réseaux de Montréal, et bientôt le troisième volet de mon « Cycle des profondeurs » inspiré de la psychanalyse, un long travail sur Kafka qui me prendra une année et qui viendra s’ajouter à Sous le regard d’un soleil noir et à Forêt profonde.

Pour en finir avec la Frankenstein Symphony, je crois que ce qui fait sa force et sa fraîcheur, c’est l’excitation que j’ai eue à découvrir une terra incognita. Le retour de Frankenstein perdrait tout effet de surprise, au moins pour moi, et n’aurait à offrir que l’ennui d’une redite. Cela ne m’amuserait plus du tout. Et puis, habiter chez les autres, cela va un moment mais il est si bon de revenir chez soi !

Montréal, le 15 décembre 1998.

Frankenstein Symphony [Asphodel ASP 0978, 1997] est disponible chez Asphodel (San Francisco) et empreintes DIGITALes (Montréal).

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