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Du poétique au poïétique

« Du poïétique au poétique » a été publié dans Portrait polychrome n°10 : Francis Dhomont, Paris, INA-GRM, 2006, dirigé par Évelyne Gayou. Reproduit dans eContact! 11.2 avec l’aimable autorisation d’Évelyne Gayou et du GRM.

C’est donc vers la fin des années 1940 que j’expérimente l’enregistrement sonore. Un magnétophone Webster à fil d’acier venu des États-Unis m’en donne l’occasion. C’est la révélation. En dépit du caractère potache de mes premiers essais, je subodore très vite la musicalité potentielle de cette machine qui n’est en aucune façon destinée à la musique : en fixant le son (Chion) et en permettant d’en conserver/restituer des images (Bayle), cet appareil conçu pour la reproduction devient un véritable outil de production sonore. Je m’en souviendrai plus tard, à la fin des années 50 et surtout au milieu des années 60, lorsque je déciderai de retourner à la musique, mise en sommeil pendant une longue période, et d’y retourner par le chemin du studio électroacoustique. Mais j’ai déjà raconté cela à maintes occasions et un peu partout. Ce que j’ai moins explicité, (1) en revanche, c’est cette visée électroacoustique, alors que je venais de l’instrumental, et les hésitations, fausses pistes, repentirs et questionnements par lesquels je suis passé avant de définir mon domaine et de tracer sa cartographie.

Le fil magnétique préhistorique
Le fil magnétique « préhistorique » sur lequel j’ai fait mes premiers essais d’enregistrement. C’est dans mon studio de Saint-Rémy de Provence en 1982, mais c’est à la fin des années 1940 que j’ai expérimenté ce « wire ». Photo © Patrice Bouqueniaux, Paris

Lorsque j’ai abandonné, très progressivement, la composition instrumentale, ce fut certes pour des raisons alimentaires, mais aussi — et de façon probablement moins avouée — par lassitude de ce que je nomme parfois « mes musiques de notes ». L’époque était assez dogmatique, je tentais d’y tracer une voie et un langage personnels mais je sentais confusément que je m’égarais dans de stériles combinaisons de systèmes harmoniques. Étais-je bien fait pour cette recherche-là ? Dans cette pratique quelque chose manquait à mon bonheur et à mes œuvres une dimension ajoutée à la musique, le reflet d’une vérité ontologique. C’est probablement pour toutes ces raisons et quelques autres que, au moment où s’est fait sentir le besoin impérieux de retrouver la pratique musicale au milieu des années 1960, j’ai délibérément écarté le retour à l’écriture instrumentale et que le souvenir de mes diverses expériences électroacoustiques s’est imposé.

En me questionnant alors sur la nature de mes désirs créatifs — souvent originaires de réflexions extra musicales, archétypiques, littéraires, poétiques, sociales, psychanalytiques, etc. — et sur les moyens de les concrétiser, l’idée m’est venue de constructions sonores composites destinées uniquement à l’écoute : des œuvres lyriques — au sens poétique plus que musical — plus hétérogènes et métaphoriques que la musique, narratives même, mais conservant beaucoup de valeurs abstraites et propres à la musique. L’analogie avec l’opéra, cet art hybride qui associe intrigue, musique, texte et dramaturgie, ne m’échappait pas. Mais le spectacle pour l’oreille que j’imaginais, devait être absolument libéré des conventions de « l’art lyrique », notamment des instruments, des chanteurs et des syntaxes traditionnelles. Non pas « art total » s’adressant à tous les sens mais, peut-être, « sonore universel », « le plus général qui soit » aurait dit Schaeffer, faisant appel à tout ce qui suscite une représentation dans notre psyché grâce à l’appareil auditif. L’écriture électroacoustique — plus précisément concrète et, bientôt, acousmatique — plus perceptive que grammaticale, semblait être la meilleure réponse à ce projet : un champ acoustique aussi ouvert, pluriel et peu codé, conjuguant librement l’image mentale avec le signifiant musical, capable d’occuper — au propre comme au figuré — des espaces très diversifiés, constituait un outil conceptuel et un idiome en adéquation avec mon propos. (2)

Cependant, en dépit de mon intérêt certain pour d’autres arts du son comme la radiophonie, le Hörspiel, le paysage sonore, qui font aussi appel à tout ce qui est audible, ce ne fut pas vers eux que j’allai car, dans mes compositions, la pensée, les structures et les développements restaient avant tout musicaux, et c’est assurément ce contexte musical qui a toujours constitué pour moi l’axe autour duquel peuvent s’élaborer des contextures de toutes sortes.

Enregistrement d’un « chant » de cigale, été 2003
Enregistrement d’un « chant » de cigale, été 2003, Saint-Rémy-de-Provence. Photo © Inés Wickmann, Avignon.

Malgré la conscience assez claire que j’ai pu avoir, à ce moment, de l’orientation polysémique de mon travail, ses premiers effets ne deviendront manifestes qu’à partir de 1978–79, sans doute parce qu’à cette époque je me trouvais profondément engagé dans la composition de Sous le regard d’un soleil noir. Avant cela, force est de constater qu’en dépit de ce concept nouveau, la douzaine d’œuvres électroacoustiques qui précèdent — à l’exception de quatre musiques d’application — restent attachées à une pensée instrumentale, même si matériologies et technique d’écriture sont radicalement différentes. Je veux dire que les préoccupations à l’origine de ces pièces s’attachent principalement à l’organisation de paramètres musicaux et que les thèmes d’arrière-plan en sont absents ou peu marquants. C’est le cas de Syntagmes et Métonymie ou le corps impossible qui s’efforcent d’édifier un « néo-sérialisme concret » en s’inspirant de modèles linguistiques ; ou de À cordes perdues (œuvre mixte pour contrebasse et bande) qui joue avec le timbre de l’instrument ; ou encore de Mais laisserons-nous mourir Arianna ? qui oppose sons stationnaires et sons pléthoriques selon des durées en progressions arithmétiques ou exponentielles. Nous sommes donc loin des œuvres multidimentionnelles et thématiques que j’envisageais. Les préceptes acquis ont la vie dure ! Cependant, Mais laisserons-nous mourir Arianna, composition (excessivement) systématique, est une œuvre pivot, un révélateur, car c’est à partir du conflit rencontré, en la composant, entre le « conçu » et le « perçu » que j’ai, pour la première fois, transgressé mes principes formels et rendu à l’intuition une place que je lui avais peut-être trop mesurée. Voilà que, grâce à elle, je trouve le chemin d’une liberté qui n’osait s’affranchir des pratiques de la musique traditionnelle ; je comprends alors qu’il est utopique de chercher à adapter ses mécanismes et ses codes à la musique concrète, chose que je savais pourtant fort bien, car j’avais lu Schaeffer.

Peu après commence la composition de Sous le regard d’un soleil noir. Confronté à un texte intense et à sa mise en œuvre musicale, je me laisse porter par lui, il me dicte la forme, le rythme et le caractère de chaque section. Au fil du travail, je comprends que j’ai enfin renoué avec mon projet inaugural, celui d’un spectacle pour l’oreille, d’un récit sonore dont le contenu sémantique, la syntaxe, le vocabulaire et les solutions techniques forment un ensemble cohérent. Les moyens expressifs propres à l’électroacoustique y sont nombreux et constituent, en fusionnant avec l’argument de l’œuvre, les interventions vocales et un matériel sonore polymorphe, l’hybride acoustique recherché. Je m’amuse à lui donner un nom : « opéracousmatique ». Opérons quelques coups de sonde dans ce corpus. Dès le début de la première section, la voix écartelée qui suggère la division de l’être (de 0:00 à 0:40) le fait en utilisant l’espace, cette acquisition propre aux technologies du son. Plus loin (Section 2, Engloutissement, 1:27) un montage serré et un « suiveur d’enveloppe » vont associer les mots d’un poème fragmenté à de brefs éclats de matière vocale, à des lambeaux tramés ou à des morphologies fugitives. Dans la section 6, Citadelle intérieure, deux évocations de « déréalisation » schizophrénique (à 1:11 et 2:01) sont obtenues par filtrage d’une foule, vers le grave puis vers l’aigu. Ces quelques exemples, parmi bien d’autres, de stratégie compositionnelle illustrent la pertinence des techniques de studio dans une conduite expressive. Même si celles-ci ne sont pas nécessairement explicites, c’est bien d’un langage original issu d’un médium approprié qu’il s’agit, un langage qui révèle le non-dit, la face cachée des signes : une musique d’images pour interpréter l’imaginaire, allant du pressentir au faire, du poétique au poïétique.

La composition de Sous le regard, ayant réactivé mon projet d’origine, il est, depuis, devenu présent dans un grand nombre de mes œuvres, avec ou sans textes. Dans Forêt profonde, qui poursuit le Cycle des profondeurs, bien évidemment, et dans Je te salue, vieil océan ! Brief an den Vater, qui comportent du texte,ou dans mes œuvres radiophoniques. Mais aussi dans Points de fuite, Signé Dionysos, Chiaroscuro, Chroniques de la lumière, Lettre de Sarajevo, Vol d’arondes, Corps et âme ou Voyage-miroir, entre autres, qui, à défaut de présence langagière, dévoilent néanmoins des représentations mentales. Toutes ces œuvres sont nées d’arguments poétiques, événementiels, symboliques, elles les commentent et obéissent même parfois à un scénario occulte.

Cet aspect essentiel de mon travail n’est cependant pas le seul. La pure abstraction musicale reste pour moi une irremplaçable activité de l’esprit à laquelle je me livre également. Mais je l’aborde peut-être davantage en artiste plastique qu’en musicien d’écriture, sculptant et colorant la matière sonore perçue. Comme je l’écrivais dans un précédent ouvrage (3) : « ...en ajoutant à l’expression musicale le geste du plasticien, le tissu narratif du récit et, parfois, les éclats sémantiques du verbe, il me semble donner à la musique que je vise, en quelque sorte, les moyens de sa fin ». Ces deux aspects complémentaires de mon travail, lentement acquis et apprivoisés, suivent la pente naturelle de mes obsessions familières et apportent quelques réponses provisoires à mes incertitudes.

Avignon, août 2006.

Portrait polychrome n°10 : Francis Dhomont est disponible chez l’INA-GRM, et comprend :
« Entretien avec Francis Dhomont », par Évelyne Gayou
« Phénomènes », par François Bayle
« Charme discret du simulacre chez Francis Dhomont », par Jean-Christophe Thomas
« Du poétique au poïétique », par Francis Dhomont
« Points de fuite, analyse d’une errance existentielle », par Stephane Roy
« Types de sons et comportements sonores dans Novars », par Andrew Lewis
« Forêt profonde — Fragment, implication et déflexion », par Anna Rubin
« Pareil à un voyageur perdu », par Katharine Norman
« Catalogue des œuvres de Francis Dhomont », commenté par Annette Vande Gorne
« Bibliographie — Discographie »

Notes

  1. On peut cependant lire dans l’entretien qui figure au début de ce livre quelques propos qui esquissent les raisons de ce choix.
  2. Je crois partager certaines de ces idées avec Michel Chion, bien qu’elles me soient apparues quelques années avant que je découvre la musique de ce compositeur et que nous soyons devenus des amis, ceci étant peut-être la conséquence de cela.
  3. Francis Dhomont (2002), « Psychanalyse et acousmatique » in Sonopsys 1, Paris, Éd. Licences, pp. 11–13.

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