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À la recherche de l'effet Sharawadji

Conférence présentée dans le cadre de la Tribune des compositeurs de la Société québécoise de recherche en musique  en collaboration avec Réseaux le 12 novembre 1997 au Théâtre La Chapelle, Montréal.

Voici une définition de l'effet Sharawadji que nous proposent Jean-François Augoyard et Henry Torgue 1[1. À l'écoute de l'environnement, répertoire des effets sonores . Éditions Parenthèses, 1995. 72, cours Julien, 13006 Marseille, France. ISBN 2-86364-078-X.] :

L'Effet Sharawadji est un effet esthétique qui caractérise la sensation de plénitude qui se crée parfois lors de la contemplation d'un paysage sonore complexe dont la beauté est inexplicable. Le terme exotique, que les voyageurs ont introduit en Europe au 17e siècle à leur retour de Chine désigne la beauté qui advient sans que soit discernable l'ordre ou l'économie de la chose. ... L'effet survient contre toute attente et transporte dans un ailleurs, au-delà de la stricte représentation donc hors contexte. Dans cette confusion brutalement présente, les sens, comme le sens, s'y perdent. ... Le beau Sharawadji joue avec les règles de la composition, il les détourne et éveille dans la confusion perceptive un sentiment de plaisir. Rêveurs ou inquiets, nous sommes parfois complètement sourds à l'environnement. En revanche au cours d'une promenade ou d'un voyage, notre esprit peut conjuguer disponibilité, attention, perspicacité, et devient ainsi réceptif à la nouveauté et à la fantaisie sonore.

Un Sharawadji est donc une beauté sonore inexplicable qui est ressentie hors contexte. Mais un Sharawadji, à la fois sublime et indicible, n'est pas une chose évidente.

Augoyard et Torgue nous précisent que : &laqno; Le beau Sharawadji s'affirme par contraste avec la banalité dont il est pourtant issu. Les sons sharawadji, en soi, appartiennent au quotidien ou au registre musical connu. Ils ne deviennent sharawadji que par décontextualisation, par rupture des sens. ... Si la matière sonore qui suscite l'effet sharawadji reste à l'appréciation de chacun, dans un contexte donné, les paysages sonores et tout particulièrement les paysages sonores urbains peuvent, par leur imprévisibilité et leur diversité, le favoriser. La richesse sonore de la nature est également susceptible de créer l'effet sharawadji . »

Métaphoriquement, l'effet Sharawadji représente essentiellement ma philosophie musicale depuis les dernières quelques années. Je suis à la recherche de musique dans l'environnement sonore et des environnements sonores musicaux.

Quoi de mieux que le médium électroacoustique pour présenter des Sharawadjis en dehors de leur contexte régulier?

Malheureusement, je suis à peu près incapable de vous démontrer c'est quoi, précisément, un Sharawadji. C'est à vous de décider, avec vos propres valeurs, vos propres critères esthétiques et surtout votre propre expérience sonore.

Mais attention : L'effet Sharawadji est omniprésent. Il a le potentiel d'apparaître dans le quotidien et dans l'imaginaire; il est dans votre oreille et sous votre peau; il est dans vos musiques et aussi autour  de vos musiques.

ORIGINES...

J'ai grandi dans la ville et dans les bois de North Bay, en Ontario, où j'ai été actif en tant que pianiste, clarinettiste, compositeur, chasseur et pêcheur. J'ai toujours été proche de la forêt, grâce à mon père Maurice et de l'art, grâce à ma mère Jeannine. Donc je suis devenu en quelque sorte un artiste avec une sensibilité environnementale particulière qui est continuellement à la recherche de son identité...

J'ai mis pied au Québec pour la première fois en 1967. à l'age de sept ans. Malheureusement, je n'ai pas de souvenirs de la fameuse installation de Xenakis au pavillon de France, ni du monumental &laqno; Centre-élan » de Gilles Tremblay au pavillon du Québec, et pourtant ces oeuvres phares dans l'histoire de l'art environnemental sonore au Québec ont sans doute influencé mon développement et ma sensibilité...

J'ai une formation en musique contemporaine classique : baccalauréat en composition à l'Université Wilfrid Laurier, études en création interdisciplinaire au Banff Centre for the Arts et une maîtrise en composition à l'Université McGill.

Mes activités professionnelles se situent principalement dans le domaine de l'électroacoustique, de l'enseignement, du montage sonore, de la production interdisciplinaire, de l'écologie sonore et dans les arts médiatiques.

DÉMARCHE ARTISTIQUE...

« Il y a une dimension communicative au son environnemental qui n'a rien à voir avec la musique, mais plutôt, à tout à voir avec le contexte social original du son . »

Ce sont des mots du jeune compositeur canadien Darren Copeland et je suis d'accord avec lui. Il y a effectivement une nouvelle génération de compositeurs qui travaillent presque exclusivement dans le domaine de l'électroacoustique environnemental. Je pense entre autre à Daniel Leduc et à Charles de Mestral ici au Québec et à Richard Windeyer et Andra McCartney à Toronto mais aussi à Hildegard Westerkamp et à Barry Truax, à Vancouver.

Ce sont des artistes qui explorent un nouveau langage artistique qui fait appel à la fois à l'électroacoustique, à l'art audio, à la création radiophonique et aux installations environnementales.

Ma démarche artistique ces dernières années est la suivante : J'écoute, j'enregistre, j'analyse, je transforme et je compose des orchestrations électroacoustiques de paysages sonores naturels et urbains pour le concert et la radio.

Parfois, ma démarche me fait penser à celle l'artiste multidisciplinaire Rober Racine, dont la passion pour les mots nous a donné des extraordinaires installations et performances ces dernières années. Mais récemment, Rober s'est mis à écrire des romans.

Moi aussi, un peu comme toi, Rober, j'ai envie d'écrire des romans, mais moi je veux écrire des romans sonores. Ou plutôt des romans électroacoustiques qui utilisent l'environnement sonore comme langage para-musical. Je veux utiliser le vent comme nom, l'eau comme verbe et le beep d'un camion qui recule comme adjectif. Je veux conjuguer le bruit au futur antérieur et amener l'auditeur au coeur d'une histoire sonore, peut-être sans mots et, peut-être même, sans musique.

J'ai eu le choc de ma vie, en 1985. Le vénérable compositeur Italien Luciano Berio m'a dit, en toute franchise, qu'il pensait que je n'étais pas un très bon compositeur. Mais il a aussi mentionné qu'il y avait sans doute une place pour moi dans le monde de la musique...

Luciano avait-il raison?

Effectivement, depuis 1989, je me suis peu à peu détaché de la tradition musicale de concert et je me suis laissé emporter par un désire sensuel de toucher   la matière sonore via l'électroacoustique.

En même temps, je sentais un besoin urgent de m'engager politiquement et artistiquement dans le mouvement environnemental, et puisque j'ai eu la chance d'avoir une formation musicale, j'ai choisi une démarche qui allie l'écologie du son avec la création électroacoustique.

Également à cette époque, l'environnementaliste canadien David Suzuki prédisait que les dix prochaines années seraient notre &laqno; dernière chance pour changer ».

Malheureusement, nous sommes à la fin de 1997 et le monde n'a non seulement pas avancé, mais plutôt reculé dans le domaine de la protection environnementale. Je crois que nous sommes au bord d'une catastrophe écologique, et la pire chose est qu'une grande partie de cette catastrophe en devenir, tout comme le son, est invisible.

Ce sont donc des questions de survie, de responsabilité et d'interprétation de l'environnement sonore qui sont devenus la passion et la priorité de ma vie.

D'ailleurs, si jamais un jour vous rencontrez Luciano Berio, vous lui direz merci de la part du médiocre Claude Schryer. Car sans son commentaire pointu je n'aurai peut-être jamais osé suivre ma propre voie et chercher ma place dans le monde...

ÉLECTROACOUSTIQUE...

L'industrialisation et les nouvelles technologies ont métamorphosé l'environnement sonore; de nouvelles sonorités apparaissent constamment, transforment notre notion d'écoute, et modifient de manière décisive nos critères esthétiques.

Quels sont donc les critères esthétiques et éthiques pour l'électroacousticien ou l'électroacousticienne environnementale?

Comme le dit si bien Francis Dhomont dans son article &laqno; Frères électroacousticiens qui après nous vivrez (peut-être) » :

&laqno; Un aspect important de l'écologie sonore, c'est, justement, de ne pas l'être trop, sonore. Que penser des torrents de décibels que vomissent les bouches de nos haut-parleurs, toujours plus puissants dans le grave, l'infra-grave, le médium, l'aigu, le suraigu et l'ultra-sonique? Sommes-nous les plus qualifiés pour nous préoccuper des tympans de nos contemporains? Mais voilà, je suis comme vous, coincé dans ce dilemme, tiraillé, déchiré, tentant de m'inventer toutes sortes de bonnes raisons. Comme vous, je consacre des kilomètres de polyester pour conserver le chant des cigales, des grenouilles, du ruisseau ou des rossignols plutôt que de les perdre à tout jamais. Mais je ne suis pas dupe de ces subterfuges et sais bien que nous sommes déjà entrés dans l'ère des simulacres. Compenseront-ils la disparition de l'être vrai?  »

Et pourtant je suis bel et bien électroacousticien et, tout comme Francis Dhomont, je me considère environnementaliste aussi. Les deux activités ne sont pas forcément incompatibles, et pourtant...

Je suis un disciple de Dhomont, de lanza, de Schaeffer (Pierre), de Ferrari mais aussi de McCluhan, de l'autre Schafer (Murray), de Suzuki et de Cage.

J'aime les machines, j'aime toucher le son et j'aime beaucoup la vitesse du son virtuel. J'aime m'inspirer de l'immense potentiel métaphorique et métamorphique infini de l'électroacoustique.

Et pourtant je dois continuellement faire face au paradoxe entre mon art électronique et l'écologie. Parfois, j'ai l'impression de faire plutôt partie du problème, que de la solution.

Le très sage et poétique Luc Ferrari, me disait en 1991, lors d'une promenade dans les rues de Paris, &laqno; qu'il faut arriver à reconnaître les sons les uns au-dessus des autres. Les uns par rapport aux autres, c'est-à-dire les couches et ça s'apprend par la sensibilité que l'on développe et la conscience . »

Effectivement, Luc, nous devons apprendre à sensibiliser notre écoute et à développer notre conscience sonore et j'espère que les technologies électroniques d'aujourd'hui et de demain seront au service de l'humanité et que ces technologies nous aiderons à effectivement sensibiliser notre perception sonore et nous aideront à trouver un équilibre entre les environnements sonores naturels et virtuels.

Le théoricien français Bruno Guiganti, dans son article Écoute naturelle et écoute médiatisée , tente d'expliquer la différence entre l'écoute naturelle, qui est une mise en relation du corps de l'auditeur avec le corps sonore dans sa matérialité, et l'écoute médiatisée, qui est &laqno; une écoute relative qui relègue le corps des êtres et des choses dans un inter-espace discontinu où ils trans-apparaissent en perdant leur épaisseur, leur densité et leur pesanteur. »

Pour moi, l'art de l'électroacoustique environnemental est celui de conjuguer les dimensions physiques de l'écoute naturelle avec celles de la relativité de l'écoute médiatisée et ceci dans un cadre temporel crédible, révélateur, séduisant, et si j'ose dire, écologique.

ACTIVISME...

Depuis quelques années, vous l'aurez sans doute remarqué, nous souffrons d'une crapuleuse vague néo-libérale et globalisante sur terre qui étouffe les fruits de nos passions environnementales, tant au niveau local qu'internationale. Cette gourmandise et ce matérialisme excessif sont devenus la peste de notre fin de siècle.

Je suis donc très pessimiste vis-à-vis de l'état de la planète et pourtant je suis plus convaincu que jamais de l'importance d'une mise-en-action du mouvement écologique, y inclut le mouvement de l'écologie sonore.

C'est pourquoi, en 1993, au Banff Centre for the Arts, un groupe d'environ 150 écologistes sonores ont mis sur pied un organisme international voué à la promotion de l'écologie sonore et à la protection de l'environnement sonore: le Forum mondial pour l'écologie sonore  (FMÉS).

Les membres du Forum s'intéressent, entre autres, à la création de multiples contextes et de situations qui encouragent l'écoute du paysage sonore, le développement de la perception auditive et l'approfondissement de la compréhension sonore de l'auditeur ainsi que l'appréciation et l'observation des actions qui affectent ou qui modifient la qualité de l'environnement sonore.

Par exemple, le Forum participe présentement à l'organisation du prochain congrès international d'écologie sonore qui aura lieu à Stockholm, en Suède, du 9 au 14 juin, 1998. Le thème principal de cette rencontre est le passage de la prise de conscience à l'action. La communauté internationale d'écologie sonore est encore dans son enfance mais commence justement peu à peu à passer à l'action.

C'est aussi pourquoi, en 1996, à Haliburton, en Ontario, une trentaine d'écologistes sonores canadiens ont fondé l'Association canadienne d'écologie sonore (ACÉS), qui a comme objectif d'organiser des activités locales, tel des promenades sonores, des campagnes de sensibilisation au bruit, des ateliers de formation et d'information sur l'écologie sonore, la production de documentaires radio, etc.

Ces organismes et ces activités ont comme but de trouver des nouvelles méthodes pour enseigner l'écoute sensible et la prise de conscience de l'environnement sonore et pour faire en sorte que l'écoute interne et externe devienne un outil pour aider l'homme à sortir de la présente invivable impasse environnementale.

Margaret Mead nous rappel &laqno; qu'il ne faut jamais douter du potentiel d'un petit groupe de citoyens sérieux et dévoué à changer le monde. C'est en effet les seuls qui arrivent à le faire. »

Pour en savoir plus

Association canadienne pour l'écologie sonore (ACÉS) / Canadian Association for Sound Ecology (CASE)
Au Canada : 179 Richmond St. West Toronto, Ontario, Canada M5V 1V3.
Au Québec : 4280, Clark, Montréal, Québec, Canada H2W 1X3.

Augoyard, Jean-François et Torgue, Henry. À l'écoute de l'environnement sonore, Répertoire des effets sonores  ­ Éditions Parenthèses, 1995.
72, cours Julien, 13006 Marseille, France. ISBN 2-86364-078-X.
(Un excellent répertoire qui explique les phénomènes sonores de différentes perspectives ­ scientifique, technique, social, artistique, etc.).

Fort, Bernard et Saint Martin, Dominique. ZOOM sur les sons de la nature , Éditions J.M. Fuzeau SA, 1995. B.P. 6, 79440 Courlay, France. ISBN 2 84169048 2. (Un livre avec CD audio sur l'apprentissage de l'écoute et de la musique contemporaine.)

Forum Mondial pour l'écologie sonore (FMÉS) / World Forum for Acoustic Ecology (WFAE)
Simon Fraser University, School of Communication, Burnaby C.B. Canada. V5A 1S6
http://interact.uoregon.edu/MediaLit/WFAEHomePage

La Casa, Éric, Article sur Claude Schryer , dans Revue et Corrigée (Janvier 1998), a/s Metamkine, 25, Docteur Bordier, 38100 Grenoble France

Recherche en éducation musicale au Québec, Numéro 13, 1994. Édité par l'École de musique, Pavillon Louis-Jacques-Casault, Université Laval, Sainte-Foy, Québec, Canada G1K 7P4, Raymond Ringuette, directeur de la revue. ISSN 0844-5923. (Les actes du colloque sur l'écologie sonore, &laqno; De l'expressivité du silence à la pollution par la musique ».

Schafer, R. Murray, Le Paysage sonore , Éditions J.-C. Lattès, 1979, édition française de &laqno; The Tuning of the World ». Les deux versions sont disponibles chez Arcana Editions, R.R.2, Indian River, Ontario, Canada K0L 2B0.

Schafer, R. Murray. A Sound Education, 100 Exercises in Listening and Sound-making , Arcana Editions, 1992, R.R.2, Indian River, Ontario, Canada K0L 2B0. (Des exercices pour aiguiser l'écoute et développer l'ouïe. En anglais. Une version française est prévue.)

Schafer, R. Murray. Voices of Tyranny, Temples of Silence , Arcana Editions, 1993, R.R.2, Indian River, Ontario, Canada K0L 2B0. (Un recueil d'articles et d'essais en anglais par Schafer faisant suite au livre Le Paysage sonore .)

Schryer, Claude, Searchng for the Sharawadji Effect ­ Electroacoustic Ecology , Musicworks 70 (January, 1998), 179 Richmond St. West Toronto, Ontario, Canada M5V 1V3.

Truax, Barry, Acoustic Communication, 4346, Cambridge Street, Burnaby, BC V5C 1H4 (Un bon texte en anglais sur les théories du son et de la communication). http://www.sfu.ca/~truax/

References

Augoyard, Jean-François / Torgue, Henry. "Sharawadji" (assisted by Martine Leroux). In Listening to the Acoustic Environment, Repertory of Sound Effects . France: Éditions Parenthèses, 1995, p. 126-132.

Copeland, Darren. Program note to his composition "A Dream Play." 1996.

Dhomont, Francis. "To our Fellow Electroacousticians to come (maybe)." In Musicworks  55, 1993, p. 31.

Duchaîne, Georgette. "Narration of Louis Ricard film Odyssée sonore". In Odyssée sonore. NFB, 1997.

Ferrari, Luc. "Couches" in radio composition Marche sonore I: le matin du monde by Claude Schryer, 1991.

Hildegard Westerkamp. Introduction of the compact disc Vancouver Soundscape 1996 (Cambridge Street Records, CSR-2CD 9701)

Matilsky, Barbara C. "Fragile Ecologies." 1992.

Schafer, R. Murray. "A Sound Education." Arcana Editions, 1992, p. 8.

­­­­­. "Patria and the theatre of Confluence."

Stockfelt, Ola. "Cars, Buildings and Soundscapes." In Soundscapes, Essays on Vroom and Moo . Finland: Department of Folk Tradition, Institute of Rhythmic Music, Tampere University, 1994, p. 19-38.

Tétreau, Philipe. "Autour de l'électroacoustique." In La Presse , Arts Section. Montréal: November 22, 1997, p. D7.

Tousignant, François. "Schryer-Autour." In Le Devoir , Arts Section. Montréal: November 22, 1997.

Truax, Barry. "Regaining Control: Electroacoustic Alternatives." In Acoustic Communication . New Jersey: Ablex Publishing, 1994, p. 207.

Westerkamp, Hildegard. "Sounding Out Genders: Women Sound Artists / Composers Talk about Gender and Technology." At ISEA '95  Panel Presentation, ISEA 95 Montreal, 1995.

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