eC!

Social top

La mort de la chanteuse

Le statut d'auteur et les voix de femmes dans la musique électronique

La musique électronique 1[1. With `electronic music' I also refer to electroacoustic music, musique concrète and computer music.] et la technologie musicale électronique en général sont surtout l'apanage des hommes. Il n'y a qu'à visiter un magasin de haute-fidélité ou assister à une conférence de musique assistée par ordinateur pour s'en convaincre. C'est principalement par leur voix et comme chanteuse que s'exerce la présence des femmes aussi bien dans la musique populaire que dans la musique d'avant-garde assistée par ordinateur (Bosma 1995, Bradby 1993). Je rapprocherai ce modèle "compositeur masculin ­ voix féminine" de certains problèmes touchant au rapport entre l'auteur et la voix dans la musique vocale électronique. En adoptant comme point de départ l'approche de la musicologie féministe, je discuterai des transformations possibles de la notion d'auteur musical en ce qui concerne la voix et la technologie sonore électronique, notamment à l'aide d'exemples musicaux.

À la recherche de compositrices

La musicologie féministe se concentre souvent sur les compositrices, leur vie et leurs oeuvres, par exemple par le biais de biographies, de compilations ou de publications de partitions. Aussi, la musicologie féministe rencontre donc un problème important, celui du manque, en apparence, de compositrices. La recherche de compositrices inconnues, oubliées ou négligées est une réaction à ce problème et a pour effet de mettre en lumière le fait qu'il y a plus de compositrices qu'on ne serait porté à le croire en lisant les histoires traditionnelles de la musique. Il est clair également que souvent, les femmes n'ont pas été encouragées à se diriger vers la composition (notamment en n'ayant pas accès à une éducation appropriée).

La "découverte" de compositrices n'est pas qu'une activité empirico-historique (découvrir comment les choses sont ou ont été "réellement") mais remplit une fonction symbolique : produire des représentations et des modèles de compositrices et ainsi transformer le stéréotype du Compositeur-Mâle.

Aussi, les études féministes sur la musique électroacoustique et assistée par ordinateur peuvent se concentrer sur les compositrices. On peut se demander pourquoi il y a si peu de compositrices et ce que l'on peut faire à cet égard. Ou l'on peut se tourner vers les compositrices de musique électronique et étudier leurs oeuvres, leurs expériences, leurs idées et leur vie. Par exemple, Andra McCartney a effectué d'intéressantes recherches sur les expériences et pratiques de compositrices canadiennes (1995) 2[2. See also McCartney's website]. De même, les recherches d'Elizabeth Hinkle-Turner portant sur des compositrices américaines de musique électroacoustique sont sur le point de paraître 3[3. On Hinkle-Turner's website one finds the following description:
"Crossing the Line: Women Composers and Music Technology in the United States
book to be completed by December 1995 and tentatively scheduled for publication by Indiana University Press. Traces the extensive history of women composers in the United States and catalogs the recordings, articles, and works of over 200 women composers/technologists. Volume one of a proposed multi-volume series. Volume two will include women in Canada and the United Kingdom. I am also creating a CD-ROM accompaniment to the text featuring the women and clips of their music. "]
.

Mais quelle importance revêt le compositeur ou le sexe du compositeur ?

Différence des sexes et technologie

Parmi les compositeurs de musique électronique, on retrouve beaucoup d'hommes. Il en va de même pour la technologie en général : les femmes sont presque absentes. La recherche féministe peut s'appliquer à trouver davantage de compositrices, mais d'autres stratégies sont également possibles. Je jetterai un bref coup d'oeil aux études portant sur les études portant sur la différence des sexes et la technologie et je ferai un rapprochement entre, d'une part, le fait que l'attention se détourne de l'inventeur masculin et, d'autre part, le développement d'une musicologie féministe où le compositeur masculin est détrôné.

Le monde de la technologie est un monde d'hommes : les inventeurs, en particulier, sont des hommes. Une des stratégies des études portant sur la différence des sexes et la technologie consiste à chercher dans le passé des femmes-inventeurs et les moyens d'augmenter leur nombre dans l'avenir. Mais il existe une autre démarche qui consiste à considérer la technologie et les pratiques technologiques sous un angle différent. Plutôt que de porter exclusivement sur les inventeurs, l'attention est dirigée sur les travailleurs et les usagers en tant qu'ils produisent des pratiques technologiques. L'attention se déplace donc des produits technologiques vers les pratiques technologiques; la technologie est alors enchâssée dans un "réseau d'agents", ce qui dévoile la participation et l'influence des femmes. Par exemple, l'utilisation des technologies domestiques est étudiée en tant qu'elle constitue une part essentielle de la pratique technologique.

Aussi, la recherche de compositrices est insuffisante pour la musicologie féministe; démontrer que les femmes peuvent faire la même chose que les hommes fait preuve d'une certaine partialité. La remise en question de l'importance du compositeur et l'examen et la réévaluation des pratiques féminines peuvent favoriser davantage l'accroissement de la reconnaissance du rôle que jouent les femmes dans la sphère musicale. En musique, plus d'une figure contribue à la composition sonore; outre le compositeur, il faut tenir compte de l'auteur de texte et des chanteurs, des musiciens, du chef d'orchestre, du public, des techniciens, du producteur, de l'éditeur, des facteurs d'instruments, etc. Plutôt que se limiter aux compositrices, c'est en étudiant la voix féminine et le travail des chanteuses dans la musique électronique que l'on peut mesurer l'influence que les femmes exercent dans cette musique en tant que productrices-créatrices. Sans les chanteuses, une grande partie de la musique électronique n'existerait pas.

La "mort" de l'auteur et compositeur

Je perçois certaines similitudes entre les développements dans la musicologie féministe et ceux des études portant sur la différence des sexes et la technologie décrites plus tôt. De même que l'intérêt s'est déplacé de l'inventeur masculin vers l'usager féminin, dans la musicologie féministe, l'attention est dirigée vers l'auditeur féminin plutôt que vers le compositeur masculin.

C'est l'auditeur, et non le compositeur, qui occupe la place centrale dans les travaux musicologiques de Joke Dame. Dame a développé une "théorie de la réception" analogue à celle qui a été développée dans les études littéraires. Elle s'intéresse particulièrement à la perspective de l'auditeur féminin et aux interprétations féministes non conventionnelles de compositions canoniques.

La "théorie de la réception" de Dame s'inspire entre autres de l'essai de l'écrivain Roland Barthes intitulé "La mort de l'auteur" (Barthes 1977/1968). Cet essai, qui a occupé une place importante dans les études littéraires et sur le cinéma (par ex., Silverman 1988), a exercé une grande influence dans la réflexion portant sur le rapport entre le texte, l'auteur et le lecteur.

Le "meurtre" de l'auteur chez Barthes peut être compris comme une réaction à l'autorité conférée fréquemment à l'auteur. Bien souvent, l'auteur est considéré comme le maître et l'origine de son texte. Conséquemment, le texte est interprété selon les intentions de l'auteur et, bien souvent, en rapport avec la vie de l'auteur. Il en résulte alors une conception de l'auteur comme étant le détenteur de la vérité de son texte. L'interprétation d'un lecteur est alors jugée "bonne" ou "mauvaise" à l'aune des intentions (supposées) de l'auteur. De façon stéréotypée, ce tout-puissant Auteur est un homme.

"La mort de l'auteur" de Barthes a contribué au développement d'approches où le texte est abordé depuis la perspective du lecteur. Barthes écrit : " [L]a naissance du lecteur se réalise au prix de la mort de l'auteur" (Barthes 1977/1968 : 148). Le "meurtre" de l'auteur peut être conçu comme un acte libérateur. En conférant au sujet-auditeur un rôle actif, Dame crée les possibilités pour les femmes (mais pas seulement qu'elles) d'interpréter la musique autrement que depuis la perspective "universelle" et hégémonique de l'homme blanc, hétérosexuel, de classe moyenne. L'analyse et l'interprétation féministes des compositions canoniques sont déterminantes parce que ces compositions et leur réception constituent notre expérience musicale et contribuent à définir en grande partie la pratique musicale. La création de nouvelles pratiques de réception et d'audition est un acte à caractère politique.

Quoi qu'il en soit, d'autres musicologues féministes, dont Marcia Citron (1993 : 172), continuent de voir l'auteur comme une figure importante, tout en soulignant l'importance de l'auditeur ou du lecteur et posent la question suivante : pourquoi "assassiner" l'auteur au moment où le compositeur-auteur féminin émerge?

Dans le domaine de la musique électronique en particulier, où les hommes sont majoritaires mais où les femmes sont de plus en plus actives, il apparaît essentiel de porter attention aussi bien aux compositrices qu'aux autres voix de femmes. Je m'arrêterai ici sur les voix féminines en tant qu'auteures dans la musique électronique.

La notion d'auteur et les voix féminines

Carolyn Abbate (1993) écrit que les "débats sur les "enjeux politiques" concernant la notion d'auteur doivent être complètement repensés dès lors qu'on passe des genres textuels écrits aux arts de la performance, dont la phénoménologie est une autre question" (234). Dans la musique classique occidentale, le compositeur écrit une partition qui sera traduite en sons musicaux par un interprète. Cette coproduction est la musique que l'auditeur entend.

Les interprètes usurpent souvent le pouvoir de l'auteur. Un interprète qui ""fait" de la musique" (ou qui ""crée" un rôle") est un "second auteur [...] qui complète l'oeuvre à travers sa propre interprétation" (234-5) et dont dépend le compositeur. Mais bien souvent, l'interdépendance du compositeur et de l'interprète n'est pas remise en question. Le rôle singulier de l'interprète comme second auteur est menaçant. Les compositeurs se plaignent souvent des interprètes; Abbate cite l'exemple des "tirades de Wagner à propos des chanteurs qui interprétaient sa musique" (234).

Les interprètes occupent une place essentielle dans la musique classique occidentale. Non seulement transforment-ils la musique écrite sur la partition en sons, mais ils exercent une influence sur le style et la technique. On ne les trouve cependant pas dans les Histoires de la musique (par ex. : Grout). Seuls les compositeurs (des hommes pour la plupart) semblent faire l'histoire.

Les technologies d'enregistrement sonore et visuel rendent possibles des changements dans le rapport entre le compositeur, l'interprète et l'auditeur. Avant qu'il ne soit possible d'enregistrer des sons et des images, la performance (le chant par exemple) n'existait que dans le moment de sa réalisation : l'art sonore des castrats est à jamais perdu, ce qui n'est pas le cas des partitions des compositeurs qui leur étaient contemporains. La technologie de l'enregistrement sonore a donné la possibilité aux créations des chanteurs de survivre à leur performance autant qu'aux interprètes ainsi que d'être copiées et multipliées. Aujourd'hui, les créations vocales de Maria Callas ou Kathleen Ferrier par exemple sont à la fois des objets d'art historiques célèbres et des documents musicaux faisant autorité. Parce que la technologie sonore rend possible leur enregistrement, l'interprétation d'une partition ou une improvisation peuvent devenir des objets créatifs permanents, ayant ainsi d'importantes conséquences quant au statut d'auteur à la fois pour le chanteur et pour le compositeur.

À cet égard, "Nadir & Zenit" 4[4. BV Haast CD 9303 (BV Haast, Prinseneiland 99, 1013 LN Amsterdam, The Netherlands, tel (+)20 6239799, fax (+)20 6243534). As a radio piece, it has won the Prix Italia.] de Greetje Bijma, Louis Andriessen et Sybren Polet est certainement un exemple. Bijma et Andriessen ont composé la musique à partir du texte de Sybren Polet. Bijma et Andriessen sont tous deux mentionnés comme auteurs musicaux dans les notes de programme. Louis Andriessen est bien connu comme compositeur et joue des claviers électroniques dans cette pièce. Greetje Bijma est une chanteuse réputée de jazz et de musique improvisée qui utilise de nombreuses techniques vocales inusitées. 5[5. Many CD's with her work are available via: BV Haast. ENJA Records Matthias Winckelmann GmbH, P.O. Box 190333, 80603 Munich, Germany. JARO Medien GmbH, Bismarckstr. 83, D-28203 Bremen, Germany, tel: 0-421-705771, fax: 0-421-74066] Dans "Nadir & Zenit", son interprétation du texte de Polet met en jeu une grande variété de ces techniques où l'on peut entendre de subtiles inflexions timbrales, rythmiques et de hauteurs. Comme on peut constater dans cette pièce, la technologie d'enregistrement sonore permet de composer un objet musical durable où les réalisations musicales et vocales sont difficiles à noter et, comme elles sont l'oeuvre de la chanteuse, la pièce confirme la place qu'elle occupe comme co-auteure de la musique.

Si les chanteuses ont souvent apporté une contribution créatrice majeure à la musique pour bande, elles sont toutefois rarement reconnues comme co-compositrices ou auteures vocales. "Thema Omaggio a Joyce" (1958) 6[6. This piece is published on the CD Acousmatrix 7, Berio/Maderna, BV Haast CD 9109.] de Luciano Berio témoigne de cet état de fait. La pièce est complètement construite à partir de l'enregistrement de la voix de Cathy Berberian lisant de façon très singulière un passage d'Ulysse de James Joyce. D'importantes manipulations sont apportées à l'enregistrement, créant un continuum dont le registre s'étend de la voix "naturelle" au son abstrait. La voix de Berberian est très particulière dans cette pièce. Pourtant, son nom ne figure pas dans les crédits de la pièce, ni dans l'article que Berio a écrit au sujet de Thema (Berio 1959) ni dans de nombreux autres textes sur cette pièce (notamment Dreßen 1982).

La technologie sonore permet à une chanteuse de composer directement avec le son de la voix. Elle peut par exemple créer une texture en combinant des superpositions de son chant, comme l'a fait Joan La Barbara sur son disque Sound Paintings 7[7. Lovely music LCD 3001. Lovely Music, LTD., 105 Hudson Street, New York, NY 10013]. Au moyen de la technologie sonore, d'autres femmes allient le chant à la composition, notamment Diamanda Galás, Laurie Anderson, Meredith Monk et Shelley Hirsch.

Bien que la technologie sonore électronique (enregistrement, amplification, montage, manipulations sonores) soit presque toujours à l'oeuvre dans la production de la musique, la dichotomie compositeur-interprète n'a pas disparu pour autant. Par exemple, cette division est au coeur des lois sur le droit d'auteur en musique. Ainsi, aux Pays-Bas, la protection des droits des "auteurs" (catégorie qui comprend à la fois les écrivains et les compositeurs) face à la reproduction de leurs oeuvres est bien assurée par BUMA/STEMRA, alors que SENA ne se penche que depuis peu de temps sur la question de la reproduction de l'oeuvre des interprètes.

Traditionnellement, le compositeur compose une partition; l'interprète interprète une partition et en fait une réalisation sonore. Au XXème siècle, de nombreux compositeurs travaillent avec des couleurs sonores et des timbres, bien souvent sur bande, plutôt qu'avec des hauteurs et des rythmes notés dans une partition. Quelle est la différence entre un compositeur et un interprète lorsque les deux produisent le même résultat : du son sur une bande?

La "Mort" de la chanteuse

Le pouvoir et la problématique de l'auteur résident dans la permanence de son oeuvre créatrice, dont le texte écrit est le prototype. Cette permanence fait en sorte que le texte écrit peut être étudié par différentes personnes en des temps et lieux différents. L'auteur "existera pour toujours" à travers la permanence de ses textes écrits. (Par permanence, je n'entends pas seulement "l'encre et le papier" mais également la permanence abstraite du texte : il peut être copié et multiplié, il demeure néanmoins toujours le même texte). 8[8. It is often stated that there are no Authors, and no originals, in an oral culture; there, texts exist only in their performance (Cipriani 1995).] Mais comme le disent Barthes et Derrida, un auteur est toujours absent de son texte; le texte aura sa vie propre sur laquelle l'auteur n'a pas le moindre pouvoir. À cet égard, l'auteur est "mort"; pour le lecteur, il n'y a que le texte et il n'y aucune garantie que les intentions de l'auteur pourront en être dégagées.

L'auteur d'un texte ou d'un film en est essentiellement absent. De même, le compositeur est-il absent de la partition aussi bien que d'une composition électronique sur bande. Par l'enregistrement, un(e) chanteur(se) devient l'auteur(e) d'un produit durable et distribuable et "meurt" par son absence de ce produit. Un enregistrement peut être "volé" et réutilisé d'une manière qui n'était pas prévue par l'auteur. John Oswald et Chris Cutler ont nommé "plunderphonics" cette pratique consistant en la réalisation d'une nouvelle composition électronique à partir d'enregistrements musicaux existants.

La pièce "Maria Callas" (1988) 9[9. On CD Musicworks 60.] de Christian Marclay est un exemple de "plunderphonics". Elle consiste en une recomposition de fragments de chant enregistré par Maria Callas. Ses notes tenues dans le registre aigu et ses vocalises non verbales sont coupées, montées, réarrangées et superposées; le son de sa voix n'est pas transformé. À l'exception de "encore, encore" (1'46''-1'55''), aucun mot n'est intelligible. L'art vocal de Callas constitue la base et le matériau de cette composition; sans les enregistrements de son chant, cette composition n'existerait pas. Marclay n'a pas "volé" secrètement le chant enregistré de Maria Callas; il la met bien en évidence en donnant son nom à la pièce. Le montage qu'effectue Marclay est clairement perceptible. Ainsi, la part de Callas et la part de Marclay sont-elles reconnaissables dans la pièce "Maria Callas".

Cette pièce est-elle un hommage à Maria Callas, ou ridiculise-t-elle son chant? Le prolongement excessif, au moyen du montage, d'une note aiguë (0'57''-1'43''; 2'47''-2'57'') caractérisée par un vibrato très ample (considéré comme un de ses points faibles) peut avoir un effet de ridicule. Le stéréotype du chant opératique féminin caractérisé par la hauteur, le volume et la non-intelligibilité est ici renforcé. L'art d'interprétation de personnages de Callas, souvent considéré comme sa plus importante contribution à l'histoire de l'opéra est ici complètement perdu. D'un autre côté, certains passages de la pièce mettent en évidence la beauté de son art vocal virtuose. Certaines facettes de son chant sont amenées à l'avant-plan : ses changements de timbres, son vibrato singulier, les transitions entre les notes et les passages rapides et légers de coloratura sont isolés, superposés, mis en évidence. Tous ces aspects sont des caractéristiques du chant opératique qui ne sont pas notées dans la partition mais créées par la chanteuse. La structure de "Maria Callas" s'appuie sur la séparation et le réarrangement de ces caractéristiques. Par sa pièce, Marclay reconnaît à Maria Callas le statut d'auteure vocale.

"Een Lied van Schijn en Wezen" (1992/93) 10[10. On CD Gilius van Bergeijk - Volume One, X-OR CD 07, P.O. Box 13435, 2501 EK Den Haag, The Netherlands. Phone: +31-20-6756350; fax: +31-20-6791352; http://www.xs4all.nl/~xorluc] de Gilius van Bergeik est une autre composition de musique électronique dans laquelle un enregistrement de chanteuse est réutilisé. Dans la partie principale de cette oeuvre, un enregistrement du quatrième mouvement de "Kindertotenlieder" de Mahler, interprété par Kathleen Ferrier et Bruno Walter (1949), est soumis à un processus de répétitions et de déplacements. On entend d'abord les quatre premières secondes de l'enregistrement, puis les secondes 1-5, les secondes 2-6 et ainsi de suite. Au cours de la pièce, ces intervalles se rétrécissent et à la fin, on n'entend plus la répétition mais bien une distorsion. Au départ, cette technique fait du chant de Ferrier une sorte de bégaiement mais à la longue, on reconnaît la technique. Il en résulte une impression de grande violence exercée sur le chant de Ferrier : indépendamment de la musique ou du phrasé, sa voix est coupée en de multiples endroits, au milieu d'une note, d'une phrase ou d'une respiration. À la fin, sa voix est sauvagement distordue.

Dans les notes de programme, Richard Ayres écrit que le sujet de "Een lied van Schijn en Wezen" est le passage de l'illusion à la réalité. En néerlandais, le titre signifie "Un chant d'apparence et d'être"). Ayres rapproche ce thème du texte de l'oeuvre de Mahler : "Le texte décrit les deux tentatives de parents de surmonter psychologiquement la mort de leurs enfants. Dans les deux premières strophes, une mère tente de se convaincre que ses enfants sont simplement partis se promener en montagne et qu'ils seront bientôt de retour. Dans la strophe finale, elle admet qu'ils ne reviendront pas et qu'ils ont plutôt pris de l'avance ­ la reconnaissance qu'ils sont en fait morts et que tôt ou tard, tous doivent passer par là. [...] La bande maîtresse comprend des milliers de petits fragments de bandes, tous coupés et collés à la main et qui occupent tous une place unique dans le processus de métamorphose entre ce qui semble être ­ Mahler ­ et ce qui est réellement ­ Gilius van Bergeijk."

Il n'est pas difficile de voir le lien entre ce thème et la Mort de l'auteur. Alors que pour l'auditeur, l'auteur est absent et en quelque sorte "la mort", pour l'auteur, écrivain ou compositeur, c'est l'inverse : ses "enfants" (ses textes ou ses compositions) s'éloigneront et "mourront". Dans "Een Lied van Schijn en Wezen", l'enregistrement de Ferrier et Walter semble être "la mort" ou être éloigné de ses auteurs : réutilisés et transformés par Gilius van Bergeijk.

Il est pourtant remarquable que, dans les notes de programme, le lien entre "Een Lied van Schijn en Wezen" et le texte de l'oeuvre de Mahler soit relevé, mais que rien n'est dit à propos de la performance de Kathleen Ferrier et Bruno Walter; même l'orchestre n'est pas nommé. C'est d'autant plus frappant que "Een Lied van Schijn en Wezen" est complètement réalisé à partir de l'enregistrement de leur performance. L'enregistrement n'est pas une reproduction neutre de la partition de Mahler mais est très caractérisé, notamment par la voix de Ferrier qui est très particulière dans cette performance. Le processus compositionnel de Van Bergeijk ne met pas en jeu la manipulation de la partition de Mahler mais bien de la performance de Ferrier et Walter. Bien que ce processus soit inspiré du texte de l'oeuvre de Mahler, les notes de programmes, le titre et le processus compositionnel de Van Bergeijk ne renvoient pas à la création vocale de Ferrier. Ferrier est vue ici comme une figure de la composition ("une mère"), non comme l'auteure vocale. Le travail compositionnel de Van Bergeijk n'a pas de rapport avec le chant singulier de Ferrier. Cela contraste avec la composition de Marclay dans laquelle la contribution vocale de Maria Callas est centrale, ce que soulignent aussi bien le titre que le résultat sonore et la structure de la composition.

Conclusion

Dans les questions de la responsabilité d'auteur, il ne s'agit pas seulement de savoir qui fait quoi, mais également qui est présenté comme ayant cette responsabilité d'auteur et de quelle manière. Il peut s'avérer utile de lire les crédits, non comme une présentation neutre des diverses contributions des musiciens mais comme ce qui présente un compositeur ou une chanteuse comme la figure principale, ou encore ce qui identifie une composition comme étant une coproduction. Qui est représenté dans les crédits, de quelle manière, et comment cela se rapporte-t-il à la musique?

L'enregistrement sonore offre la possibilité de considérer une chanteuse comme étant l'auteure d'un texte sonore qui peut durer, être reproduit et disséminé. Mais à l'instar de l'auteur d'un texte littéraire ou d'une partition, l'auteure-vocaliste n'a aucun pouvoir absolu sur ses produits : les enregistrements peuvent être interprétés, réinterprétés, réutilisés et retravaillés par d'autres. Comme traditionnellement, les hommes sont principalement les compositeurs et les femmes les chanteuses, ce changement de statut de l'artiste vocal en auteur, qui lui reconnaît la responsabilité de produire plutôt que celle de reproduire, contribue au changement de la distribution des rôles entre les sexes dans la musique. Il ne s'agit toutefois pas de dire que ces changements se produisent automatiquement comme des conséquences directes des changements technologiques. Différentes tendances peuvent être perçues et thématisées. Que la technologie d'enregistrement ne détermine pas directement l'émancipation ni la disparition de la chanteuse, c'est ce que l'on peut constater lorsque l'on compare le travail de chanteuses-compositrices comme Diamanda Galás et Joan La Barbara avec le regard que pose Berio sur "Thema", ou encore lorsque l'on compare "Maria Callas" avec "Een Lied van Schijn en Wezen". Ce sont des exemples de la place différente qu'occupent les chanteuses par leur rapport à la technologie.

References

Abbate, Carolyn (1993), "Opera; or, the Envoicing of Women", in Solie 1993, pp. 225-258.

Barthes, Roland (1977/1968), "The Death of the Author", in: Image, Music, Text, trans. Stephen Heath, New York.

Berio, Luciano (1959), "Musik und Dichtung - eine Erfahrung", Darmstädter Beiträge zur neuen Musik  1959, pp. 36-45.

Berio, Luciano & Dalmonte, Rossana (1983/1981), Luciano Berio: Entretiens avec Rossana Dalmonte. Original title: Intervista sulla musica; translated and introduced by Martin Kaltenecker

Bosma, Hannah (1995), "Male and Female Voices in Computermusic", in: ICMC'95 Proceedings. San Fransisco: ICMA; Banff: ICMC'95. pp.139-143.

Bosma, Hannah (1996), "Authorship and Female Voices in Electrovocal Music", in Proceedings of the 1996 International Computer Music Conference, Hong Kong. pp.409-412.

Bradby, Barbara (1993), "Sampling sexuality: gender,technology and the body in dance music", Popular Music  (1993) Volume 12/2, Cambridge University Press, pp.155-176.

Cipriani, Alessandro (1995), "Toward an Electroacoustic Tradition?", in: ICMC'95 Proceedings. San Fransisco: ICMA; Banff: ICMC'95. p.5-9.

Citron, Marcia J. (1993), Gender and the Musical Canon. Cambridge: Cambridge University Press.

Clarke, Paul, "'A magic science': rock music as a recording art", Popular music. pp. 195-213.

Cockburn, Cynthia & Omrod, Susan (1993), Gender and Technology in the Making. London [etc.]: Sage Publications.

Cutler, Chris (1994), "Plunderphonia", Musicworks 60 (Fall 1994), pp. 6-19.

Dame, Joke (1994), Het zingend lichaam: Betekenissen van de stem in westerse vocale muziek. Kampen: Kok Agora.

Dreßen, Norbert (1982), Sprache und Musik bei Luciano Berio: Untersuchungen zu seinen Vokalkompositionen. Regensburg: Gustav Bosse Verlag.

Foucault, Michel (1977/1969), "What is an author?", in: Language, Counter-memory, Practice: Selected Essays and Interviews, ed. Donald F. Bouchard, trans. by Donald F. Bouchard and Sherry Simon. Oxford: Blackwell.

Griffiths, Paul (1979), A Guide to Electronic Music. London: Thames and Hudson.

Griffiths, Paul (1981), Modern Music: The avant garde since 1945. London [etc.]: J M Dent & Sons Ltd.

Grout, Donald Jay (1980), A History of Western Music. London [etc.]: J. M. Dent & Sons Ltd.

McCartney, Andra (1995), "A Prelude to Ea Gender Issues", Contact!  Vol.8 No.2

McCartney, Andra (1995), "Whose Playground, Which Games, and What Rules?: Women Composers in the Digital Playground", in: ICMC'95 Proceedings. San Fransisco: ICMA; Banff: ICMC'95. p.553-560.

McCartney, Andra (1996), "The Ambiguous Relation", Contact! Vol.9 No. 2

Osmond-Smith, David (1991), Berio. Oxford [etc.]: Oxford University Press.

Schor, Naomi (1987), "Dreaming Dissymmetry: Barthes, Foucault, and Sexual Difference", in: Alice Jardine & Paul Smith (ed.), Men in Feminism. New York [etc.]: Routledge, 98-110.

Silverman, Kaja (1988), The Acoustic Mirror: The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema. Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press.

Simoni, Mary (1995), "A Survey of Gender Issues Related to Computer Music and Strategies for Change", in: ICMC'95 Proceedings. San Fransisco: ICMA; Banff: ICMC'95. p. 13-18.

Solie, Ruth A. (ed.) (1993), Musicology and Difference: Gender and Sexuality in Music Scholarship. Berkeley, Los Angeles, London: University of California Press.

Stoïanova, Ivanka (1985), Luciano Berio: Chemins en musique. Paris: Editions Richard-Masse.

Wajcman, Judy (1991), Feminism Confronts Technology. Cambridge: Polity Press.

Traduction : Yves Charuest

Social bottom