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La nature du son en perspective

La nature du son en perspective décrit brièvement des expériences de terrain qui ont donné lieu à des réflexions sur la perception intersensorielle à dominante auditive. Il s’agit d’un essai philosophique sans prétention et sans référence aux grands penseurs, dont la compréhension est à la portée de tous.

La perception intersensorielle dichotomique

Nous sommes à la fin décembre et il est environ 6 h 30 min du matin. Je m’apprête à enregistrer le paysage sonore de la forêt tropicale qui se situe du côté opposé à la mer, de l’autre côté de l’unique chemin carrossable de Matapalo, un petit village situé le long de la côte ouest du Costa Rica. Les maisons des villageois s’étalent en bordure de cette route de terre qui forme une ligne parallèle à la playa. La nature se réveille, le gazouillis des oiseaux se fait entendre, la vache du voisin meugle, le chien de l’autre jappe après moi, bien sûr. Quatre microphones sont accrochés à intervalles de 6 m sur la clôture qui trace une ligne de démarcation entre les terrains habités et la forêt. Idéalement, l’installation aurait dû être faite dans la forêt même, mais on comprendra que je n’aie osé m’y aventurer, car elle m’est tout à fait étrangère. Le bourdon de la mer s’entend au loin comme un murmure grave et discret, et la distance entre la mer et les microphones (environ 150 m) est telle que l’enveloppe dynamique du son qu’elle produit paraît stable et de faible intensité. À cette distance, je n’entends plus le crescendo de la vague, non plus son déferlement, mais perçois un bourdon omniprésent qui participe à l’expression de la nature.

Étendue les yeux fermés sur le sable chaud de la Playa Matapalo, j’écoute le déferlement des vagues sans me demander si c’est vraiment le son de la mer que j’entends, s’il vient d’un poste radiophonique quelconque ou du système de son du ranchitos situé en bordure de l’océan. Mon corps tout entier vit l’expérience de manière cohérente et je fais très bien la distinction entre l’environnement sonore naturel et les médias-son (2) produits par l’intermédiaire des technologies faisant partie de cet environnement. Par contre, lorsque j’écoute au casque de la musique dont l’intensité est telle que l’énergie acoustique présente dans l’environnement n’entre pas en interaction avec mon système auditif, mon cerveau gère des informations auditives sans rapport sensible avec les stimuli perçus via les autres sens et il en va d’une perception intersensorielle dichotomique.

L’effet osmotique

Décidée à enrichir mon corpus d’une série de sons de train, je me retrouve en bordure de la voie ferrée tout près de la gare d’Ahuntsic à Montréal, un bel après-midi d’été, un DAT en bandoulière, deux microphones accrochés au bout d’une perche en mains et casque d’écoute sur les oreilles. Je compte enregistrer un gros plan du passage d’un train et prends le soin de régler le niveau d’enregistrement puis d’ajuster le volume du casque d’écoute de façon à ce qu’il n’y ait pas de différence notable entre l’environnement sonore naturel entendu à l’oreille nue et sous le casque d’écoute via le mode enregistrement du DAT. Soudain, j’entends le sifflement du train venant de l’ouest qui se pointe à ma droite. Un crescendo d’une trentaine de secondes culmine lorsque la locomotive et sa dizaine de wagons martèlent les rails au passage, puis le volume sonore chute et s’estompe jusqu’à extinction et ce, bien avant que le train disparaisse de la scène visuelle. Je rembobine alors la cassette et enclenche le défilement de la bande audionumérique afin d’écouter l’enregistrement. Dès que je réentends le sifflement du train, je regarde automatiquement à ma droite. Pas de train en vue. Je pouffe alors de rire, trouvant cocasse cette méprise. J’ai perçu la scène auditive du train qui arrive comme étant réelle. Une quinzaine de minutes plus tard, pour meubler la longue attente d’un autre train, je décide de réécouter cet enregistrement. Le sifflement me surprend à nouveau, je sursaute puis regarde automatiquement à ma droite. Autre fausse alerte! Cette deuxième méprise m’étonne doublement. Je suis une habituée de la prise de son tout-terrain, je suis tout à fait consciente de ce que je fais et il fait partie de ma méthode d’écouter une prise de son en temps réel et de la réécouter in situ afin de déterminer s’il y a nécessité de reprise. Malgré tout cela, je me suis fait prendre une deuxième fois, il n’y avait pas de train en vue.

Cette expérience de terrain où la concordance des sons naturels et des médias-son écoutés au casque a donné lieu à un phénomène intersensoriel pour le moins inusité que j’ai baptisé « effet osmotique » tellement l’interpénétration des stimuli de différentes natures (stimuli traditionnels et médias-son) recréait le réel.

La localisation intra/extra crânienne

Lorsque j’écoute de la musique par l’intermédiaire d’un casque d’écoute, j’ai l’impression que la musique joue dans ma tête. Autrement, lorsque j’écoute de la musique diffusée par les haut-parleurs de mon salon, je la perçois comme étant à l’extérieur de moi. J’en déduis qu’une situation d’écoute ouverte permet la localisation extra crânienne d’une source sonore par rapport à l’écoute au casque qui favorise une localisation intra crânienne. L’écoute au casque se faisant par l’intermédiaire de deux petits haut-parleurs intégrés aux écouteurs placés sur les pavillons auditifs ou encore dans le conduit auditif (3), il est intéressant de constater que la distance comprise entre le haut-parleur et l’oreille joue un rôle déterminant dans le phénomène de basculage entre la localisation intra/extra crânienne. D’autant plus intéressant que ce phénomène de basculage opère également dans une situation d’écoute n’impliquant pas de haut-parleurs. Pour qui a gardé le silence pendant une vingtaine de minutes dans une chambre anéchoïque, il ne subsiste aucun doute sur le fait que l’absence de stimulations acoustiques provenant de l’espace externe fait ressurgir les sons de l’activité interne du corps tels la respiration, le gargouillement d’estomac, les pulsations cardiaques et même l’activité cérébrale. Il semble donc que le système auditif soit continuellement à la recherche d’information et, lorsque l’espace externe est muet ou que les informations sur l’espace externe sont bloquées, l’écoute se tourne vers l’intérieur du corps.

Du proche au lointain

Han sous la pluie est composé d’un paysage sonore comprenant une pluie torrentielle ponctuée d’éclats de tonnerre captés sous l’abri d’une halte routière longeant l’autoroute menant à Savannah au sud-est des États-Unis. Il comprend également les coups de klaxon de mon amie Susan stationnée à une dizaine de mètres de l’abri et décidée à ce que j’en finisse avec cet enregistrement. À cela s’ajoute la voix de Han récitant de courts poèmes en chinois mandarin enregistrés dans une chambre anéchoïque à l’aide d’un microphone positionné de façon à obtenir un gros plan voix.

Han sous la pluie a été présenté lors d’une activité d’écoute acousmatique (4) dans le cadre du Haliburton Soundscape Retreat où se réunissent annuellement des membres de l’Association canadienne pour l’écologie sonore. Suite à la séance d’écoute, j’ai demandé aux participants de s’exprimer à propos de ce qu’ils venaient d’entendre et un commentaire de Gayle Young (5) ayant trait à la perspective a particulièrement retenu mon attention. Au commencement de la pièce, Young a dit penser entendre le bruit du vent frotter la grille du microphone lors de l’enregistrement. Lorsqu’elle s’est rendue compte qu’il s’agissait du tonnerre, il y a eu un changement drastique de perspective et ce bruit est passé ipso facto du proche au lointain. Est-ce parce que le tonnerre est visuellement associé à l’éclair qu’à son identification, il a automatiquement été imaginé comme venant de loin? Et si Young n’avait jamais vu une étoile, un éclair, un nuage, un gratte-ciel ou la cime d’un arbre, ce changement de perspective aurait-il eu lieu?

Le modèle épicentral

Quel est l’apport des connaissances visuelles dans l’habileté auditive de restituer imaginairement la perspective? Partant de l’hypothèse que le corps humain forme un tout intrinsèque dont les organes sensoriels sont en interaction constante avec l’environnement, de quoi ressortent la perspective et l’organisation spatiale d’un environnement donné pour qui n’a pas accès à la perception visuelle?

Les réflexions suscitées par la question posée m’a amenée à penser les sens en les hiérarchisant sur la base d’un modèle épicentral selon lequel « l’être humain est une intelligence corporelle » (6) dont l’épicentre est le cerveau. En considérant d’abord l’importance de la fonction qu’ils occupent au sein de l’organisme quant à la survie de l’être humain, j’en suis venue à diviser les cinq « traditionnels » sens en deux groupes. Le premier groupe comprend l’odorat, le goût et le toucher; le deuxième groupe comprend l’ouïe et la vue. Le trait distinctif entre les deux groupes est que le premier entretient un lien étroit avec les organes sensoriels qui assurent les fonctions vitales de l’être humain (respirer – manger - toucher) alors que le deuxième comprend deux organes sensoriels qui ne sont pas essentiels à la survie, en l’occurrence l’ouïe et la vue, mais qui forment un tandem spécialisé dans l’acquisition des connaissances sur le monde qui nous entoure dans un périmètre très étendu, que l’on pense aux sons de cloches qui résonnent au loin puis aux étoiles qui brillent dans le ciel. L’ordonnancement des sens par ordre d’importance quant à la survie de l’être humain en conjoncture avec leur portée dans l’espace environnant se lit donc comme suit : la respiration, la nutrition, l’activité corporelle, l’audition et la vision.

Il en ressort qu’en l’absence de perception visuelle, l’étendue de la perspective est réduite à celle perceptible par l’audition, et, pour être en mesure de se représenter l’organisation spatiale d’un environnement donné, il faut que les composantes de cet environnement soient en activité d’une part, audibles d’autre part. Les yeux fermés, on sait que l’autobus approche à partir du moment où on l’entend et il demeure inimaginable pour un aveugle né de comprendre comment une personne peut savoir qu’un autobus s’en vient avant qu’on ne l’entende. En l’absence de stimulations visuelles et auditives, les informations sur l’organisation spatiale d’un environnement donné sont principalement accessibles par le toucher, comme c’est le cas d’une personne vivant avec une surdicécité qui sait qu’elle s’approche d’une intersection routière par l’intensité du vent ressentie.

L’audiodescription

À l’automne dernier, on m’a demandé d’organiser l’audiodescription d’une pièce de théâtre dont l’objectif est de rendre accessibles aux personnes aveugles ou malvoyantes, les informations visuelles nécessaires à la compréhension de l’œuvre. Voici la façon dont je me suis prise pour introduire les personnages et l’espace scénique. Dans le contexte d’une pièce de théâtre, la première chose que le public voit sur scène en prenant place dans la salle, c’est généralement le décor puis entrent en scène les personnages. Afin de permettre au public aveugle de se familiariser avec la voix des personnages et de prendre connaissance du décor, en introduction à la présentation de La veille est morte ou un Feydeau de Dominic Quarré (7), j’ai fait entendre la voix préenregistrée de chacun des comédiens présentant leur personnage. (8) J’ai ensuite décrit les principaux éléments de décor du salon des Potiron, lieu où se déroule l’action, en me rendant, en parlant, aux endroits où ils se trouvaient. Par exemple, le salon comprend trois portes utilisées pour les entrées et sorties des comédiens. Je me rends donc en parlant à la porte située au centre-arrière de la scène, l’ouvre et la ferme en disant qu’il s’agit de l’entrée principale du salon et ajoute quelques notes explicatives dans le but de permettre aux personnes aveugles ou malvoyantes de mémoriser l’endroit. Je reprends la procédure pour la porte située à l’extrême gauche de la scène, celle qui mène au bureau de Monsieur Potiron, puis pour la porte battante située à l’extrême droite de la scène et qui mène à la cuisine. Finalement, je suis allée parler dans le fauteuil situé à l’avant-gauche puis sur le divan situé à l’avant-droit de la scène et autour desquels gravitent les personnages. Durant la représentation, l’audiodescription de la pièce était transmise aux aveugles et malvoyants par l’intermédiaire d’un système de son sans fil relié à une série de casque d’écoute.

Les commentaires recueillis à la fin du spectacle auprès du public aveugle ou malvoyant attestent que dès le début du spectacle, on pouvait circonscrire l’espace scénique et situer les entrées et sorties de scènes des personnages. Qui plus est, un « spectauditeur » affirme qu’il était en mesure de savoir qui était assis qui était debout. L’introduction avait suffit pour qu’il puisse se représenter l’espace scénique sur la base des trois dimensions du modèle euclidien, largeur/hauteur/profondeur.

Il paraît clair que la mémoire auditive joue un rôle déterminant dans l’aptitude à se représenter l’organisation spatiale d’un environnement donné, telle est la nature du son en perspective!

Les commentaires des lecteurs sont appréciés. Contactez l’auteure à claire@ambiophonie.ca.

http://www.ambiophonie.ca

Notes

  1. Pour écouter d’autres extraits des scènes auditives de l’activité Permanence Variation, visitez le site de l’auteure.
  2. Média-Son : Se dit des sons dont le centre phonique est un haut-parleur. La famille des médias-son comprend deux catégories : les authentiques et les algorithmiques. Les médias-son authentiques ont fait l’objet d’un enregistrement acoustique avant d’être reproduits ou retransmis par les haut-parleurs alors que les médias-son algorithmiques tirent leur origine d’oscillateurs électroniques. Les médias-son algorithmiques n’ont jamais été « sons » avant d’être produits par des haut-parleurs. Voir http://ambiophonie.ca/education/lexique#M.
  3. Tel est le cas des écouteurs intra-auriculaires (in-ears).
  4. L’écoute en situation dite acousmatique a été nommée ainsi d’après le « nom donné à un disciple de Pythagore qui écoutait ses leçons, caché derrière un rideau, sans voir son maître. Employé comme adjectif, il qualifie un son entendu sans que l’on puisse voir la cause ». (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Édition Le Robert, 1998, p. 29).
  5. Gayle Young est éditrice pour le magazine Musicworks de Toronto depuis 1987.
  6. Cette prise de position intellectuelle trouve, en partie, résonance dans la pensée du neurobiologiste Dr. Antonio R. Damasio, 2001 (1994), L’erreur de Descartes : La raison des émotions. Paris : Éditions Odile Jacob pour la traduction française.
  7. Il s’agit de la première pièce de théâtre à être offerte avec audiodescription au Québec. Elle a été présentée en septembre 2008 au Centre culturel Calixa-Lavallée de Montréal.
  8. Pour écouter les voix, visitez: http://www.ambiophonie.ca/audiodescription/lavieilleestmorte/la_vieille_est_morte.html.

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